
Comme les hommes sont divers ! Tout les sépare : le siècle, le climat, la culture, le milieu. D’où la différence irréductible des problèmes, des soucis, des goûts, des modes d’expression. Et non seulement les mentalités s’opposent, ce qui serait encore une manière de se rencontrer : mais encore elles sont souvent étrangères les unes aux autres.
Or voici la merveille : ceux qui paraissaient entre eux les plus disparates, ceux que tout devait éloigner sans remède se retrouvent soudain tout proches. Les voici frères, vibrant à l’unisson, répondant au même appel, communiant dans un même amour, comme si un même sang coulait dans leurs veines. Enfants de la même Église, ils en ont tous reçu en héritage le même Christ. Nourris de la même foi, ils sont abreuvés d’un même Esprit qui les fait spontanément réagir de même. À ce signe, ils se reconnaissent tous entre eux.
Comme ils sont loin de nous, par exemple, ces Alexandrins du IIIe siècle ou ces Africains du Ve, malgré certains éléments de culture qui se sont transmis à travers eux jusqu’à nous. De nous à eux, quel dépaysement ! Comme nous paraissent irréels et fastidieux la plupart de leurs problèmes ! Mais au détour d’une page, un Nom surgit. Tel un éclair, il disperse les brumes environnantes. Mille détails s’ordonnent autour de lui, se hiérarchisent. Bientôt tout participe de sa clarté, tout reprend vie. Se font alors perceptibles des nuances de sentiment qui, jusque dans la pointe de leur délicatesse, recouvrent en perfection les nôtres. Dans leur amour pour Jésus un Origène, un Augustin sont vraiment nos contemporains. Ils sont nos pères, ils sont nos frères.
Et si loin que porte ensuite notre enquête, en quelque direction qu’elle s’oriente, la même expérience s’étend à mesure. Partout s’offrent à nous ces témoins du Christ qui l’aiment sans l’avoir vu. Partout leur regard est le même, fixant celui qui les a détournés des idoles, en leur montrant Dieu dans la chair, et qui seul, pouvait le faire. Partout leur accent est le même. C’est un Bernard de Fontaine, c’est un François d’Assise, c’est un Ignace de Loyola ; c’est, plus près de nous, un Charles de Foucauld. Dans la diversité presque infinie des harmoniques, partout retentit ce même cantique nouveau que tous ont appris de la même mère à chanter, lors de leur nouvelle naissance. À leurs yeux à tous, le nom de Jésus est une lumière sereine, il est à leurs oreilles, le son même de la vie. Tous proclament que manquer à l’amour du Christ n’est pas seulement une infirmité, c’est la mort. Tous, ils trouvent en cet amour une fleur de grâce et de jeunesse. Tous, ils savent qu’en le leur donnant pour frère, pour maître, pour compagnon, pour rançon et pour récompense, Dieu a répondu d’avance à toutes leurs demandes. Tous savent qu’en Jésus, il leur a tout révélé et tout donné.
Et cet immense concert, c’est la Tradition de l’Église qui le nourrit, c’est sa force opérante qui le règle. Il n’est cependant le fruit ni d’un mimétisme, ni d’un accord péniblement recherché. La voix de l’unique Esprit parlant à l’unique Épouse retentit au fond de chaque conscience. Partout c’est en retour la même foi, la même espérance, le même amour. C’est l’expression au-dehors d’une unité foncière, c’est le jaillissement d’une Flamme unique.
Henri de Lubac (1896-1991), Méditation sur l’Église
Biographie
Henri de Lubac (1896-1991) est une figure majeure de la théologie catholique du vingtième siècle. Son œuvre de théologien a exercé une réelle influence sur de nombreux intellectuels et suscité des débats parfois très vifs, en particulier sur la « nouvelle théologie » et le « surnaturel ». Avec celui qui devait devenir cardinal c’est aussi la vie de l’Église des années de la seconde guerre mondiale à Vatican II qui est illustrée, en lien avec de grands intellectuels comme Blondel, Teilhard de Chardin, Étienne Gilson et Hans Urs von Balthasar.