Ber­nard Ses­boüé. L’à-ve­nir est présent

Le mys­tère de la foi chré­tienne, mys­tère de sa­lut pour tous les hommes, fon­dé dans l’événement de Jé­sus mort et res­sus­ci­té, est tout en­tier es­cha­to­lo­gique. Car non seule­ment il est orien­té vers l’avenir que Dieu pré­pare aux hommes, mais en­core il an­ti­cipe et réa­lise dé­jà pour une part cet ave­nir dans notre présent.

Pour les apôtres, si Jé­sus est res­sus­ci­té, c’est dé­jà la fin du monde. Pa­ra­doxa­le­ment, ce qui sur­prend les dis­ciples qui at­ten­daient la ré­sur­rec­tion gé­né­rale, c’est que Jé­sus soit res­sus­ci­té seul. Car Jé­sus ne peut être res­sus­ci­té que comme « pré­mices de ceux qui se sont en­dor­mis ». La fin des temps est donc de­ve­nue proche de ma­nière qua­li­ta­tive, quoi qu’il en soit de la chro­no­lo­gie à ve­nir, parce que, « en ces temps qui sont les der­niers, Dieu nous a par­lé en son Fils ».

Mais, di­ra-t-on, un tel dis­cours ne se paie-t-il pas de mots ? Le temps conti­nue et à vue d’histoire, qui sau­rait en pré­dire la fin ? Ce que nous dit la foi chré­tienne est que le dé­fi­ni­tif, vers le­quel nous che­mi­nons et qui est l’objet de notre es­pé­rance, est dé­jà pré­sent, don­né par­mi nous. Dire que la fin de l’histoire est an­ti­ci­pée dans la ré­sur­rec­tion de Jé­sus, qui est un évé­ne­ment de sa­lut, c’est dire que toute l’histoire des hommes est sau­vée, qu’elle n’ira pas à la ca­tas­trophe uni­ver­selle ou à la per­di­tion gé­né­rale. C’est dire que, mal­gré son pé­ché et mal­gré le risque que la li­ber­té de cha­cun conti­nue de cou­rir en ce monde, à tra­vers ses épreuves et ses drames, l’humanité est en train de réus­sir, qu’elle pro­gresse vers son ac­com­plis­se­ment bien­heu­reux en Dieu. Ce­la est de l’ordre du dé­fi­ni­tif et de l’irréversible, ce­la est dé­jà don­né en même temps que promis.

Ain­si, de­puis la ve­nue de Jé­sus, l’humanité vit-elle une ten­sion entre un dé­jà-là et un pas-en­core. Le pré­sent tran­si­toire des hommes et le don que Dieu leur des­tine dans l’au-delà ne sont pas des réa­li­tés ex­té­rieures l’une à l’autre. Le sa­lut est ac­com­pli, l’Esprit de Dieu a été don­né, les sa­cre­ments sont là pour faire vivre les hommes de la « vie éter­nelle ». « Ce­lui qui mange ma chair et boit mon sang, dit Jé­sus dans l’évangile de saint Jean, a la vie éter­nelle, et moi, je le res­sus­ci­te­rai au der­nier jour. »

Sans doute l’humanité doit-elle en­core pas­ser par une « rup­ture », afin d’entrer dans la gloire plei­ne­ment ma­ni­fes­tée de Dieu. Mais, en dé­fi­ni­tive, la vie qui nous est pro­mise en Dieu n’est pas autre que celle dont nous vi­vons dé­jà : nous avons la vie éter­nelle. Entre le mys­tère du Christ vé­cu aujourd’hui dans la grâce et le mys­tère du Christ en gloire où Dieu se­ra ma­ni­fes­té tout en tous il n’y a pas de dif­fé­rence es­sen­tielle ; il y a seule­ment la dis­tance entre ce qui est en­core en cours d’accomplissement, mais sans pou­voir ré­gres­ser, et ce qui est to­ta­le­ment accompli.

Na­guère, après la deuxième guerre mon­diale, Os­car Cull­mann avait po­pu­la­ri­sé cette don­née en uti­li­sant l’image par­lante du jour J et du jour V. Le jour J était ce­lui du dé­bar­que­ment en Nor­man­die et le jour V ce­lui de la vic­toire fi­nale. À par­tir du mo­ment où le dé­bar­que­ment était réus­si, on pou­vait consi­dé­rer la guerre comme ga­gnée. Ce suc­cès était ir­ré­ver­sible. Pour­tant la guerre conti­nuait, avec son cor­tège de drames et de morts. Ce n’est qu’au jour V que la paix tant at­ten­due pou­vait ou­vrir à une ère de vrai bon­heur. Cette vue doit chan­ger notre re­gard et sur la vie pré­sente et sur la vie at­ten­due. Car si le « dé­fi­ni­tif » est dé­jà là, ce­la veut dire aus­si que ce que nous fai­sons ici-bas a va­leur dé­fi­ni­tive, et peut en­trer dans ce grand mou­ve­ment de sa­lut. Il n’y a plus de rup­ture entre le temps et l’éternité : par le Christ, le temps a en­fan­té un sa­lut éternel.

Ber­nard Ses­boüé (1929-2021), La Ré­sur­rec­tion et la vie
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