
Le mystère de la foi chrétienne, mystère de salut pour tous les hommes, fondé dans l’événement de Jésus mort et ressuscité, est tout entier eschatologique. Car non seulement il est orienté vers l’avenir que Dieu prépare aux hommes, mais encore il anticipe et réalise déjà pour une part cet avenir dans notre présent.
Pour les apôtres, si Jésus est ressuscité, c’est déjà la fin du monde. Paradoxalement, ce qui surprend les disciples qui attendaient la résurrection générale, c’est que Jésus soit ressuscité seul. Car Jésus ne peut être ressuscité que comme « prémices de ceux qui se sont endormis ». La fin des temps est donc devenue proche de manière qualitative, quoi qu’il en soit de la chronologie à venir, parce que, « en ces temps qui sont les derniers, Dieu nous a parlé en son Fils ».
Mais, dira-t-on, un tel discours ne se paie-t-il pas de mots ? Le temps continue et à vue d’histoire, qui saurait en prédire la fin ? Ce que nous dit la foi chrétienne est que le définitif, vers lequel nous cheminons et qui est l’objet de notre espérance, est déjà présent, donné parmi nous. Dire que la fin de l’histoire est anticipée dans la résurrection de Jésus, qui est un événement de salut, c’est dire que toute l’histoire des hommes est sauvée, qu’elle n’ira pas à la catastrophe universelle ou à la perdition générale. C’est dire que, malgré son péché et malgré le risque que la liberté de chacun continue de courir en ce monde, à travers ses épreuves et ses drames, l’humanité est en train de réussir, qu’elle progresse vers son accomplissement bienheureux en Dieu. Cela est de l’ordre du définitif et de l’irréversible, cela est déjà donné en même temps que promis.
Ainsi, depuis la venue de Jésus, l’humanité vit-elle une tension entre un déjà-là et un pas-encore. Le présent transitoire des hommes et le don que Dieu leur destine dans l’au-delà ne sont pas des réalités extérieures l’une à l’autre. Le salut est accompli, l’Esprit de Dieu a été donné, les sacrements sont là pour faire vivre les hommes de la « vie éternelle ». « Celui qui mange ma chair et boit mon sang, dit Jésus dans l’évangile de saint Jean, a la vie éternelle, et moi, je le ressusciterai au dernier jour. »
Sans doute l’humanité doit-elle encore passer par une « rupture », afin d’entrer dans la gloire pleinement manifestée de Dieu. Mais, en définitive, la vie qui nous est promise en Dieu n’est pas autre que celle dont nous vivons déjà : nous avons la vie éternelle. Entre le mystère du Christ vécu aujourd’hui dans la grâce et le mystère du Christ en gloire où Dieu sera manifesté tout en tous il n’y a pas de différence essentielle ; il y a seulement la distance entre ce qui est encore en cours d’accomplissement, mais sans pouvoir régresser, et ce qui est totalement accompli.
Naguère, après la deuxième guerre mondiale, Oscar Cullmann avait popularisé cette donnée en utilisant l’image parlante du jour J et du jour V. Le jour J était celui du débarquement en Normandie et le jour V celui de la victoire finale. À partir du moment où le débarquement était réussi, on pouvait considérer la guerre comme gagnée. Ce succès était irréversible. Pourtant la guerre continuait, avec son cortège de drames et de morts. Ce n’est qu’au jour V que la paix tant attendue pouvait ouvrir à une ère de vrai bonheur. Cette vue doit changer notre regard et sur la vie présente et sur la vie attendue. Car si le « définitif » est déjà là, cela veut dire aussi que ce que nous faisons ici-bas a valeur définitive, et peut entrer dans ce grand mouvement de salut. Il n’y a plus de rupture entre le temps et l’éternité : par le Christ, le temps a enfanté un salut éternel.
Bernard Sesboüé (1929-2021), La Résurrection et la vie
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