
Nous ne pouvons parler du ciel, cet au-delà de toute expérience possible, qu’à travers un réseau d’images qui se complètent les unes les autres. Cet appel aux représentations est inévitable. Mais celles-ci doivent être comprises selon ce qu’elles sont. La vie éternelle est présentée sous la forme d’un repas de fête : plaisir du goût sans doute, mais inséparable de celui de la convivialité, de l’échange humain qui passe par le partage des mets. Ce repas est évoqué dans les paraboles évangéliques comme le repas des noces du Fils avec l’humanité. La métaphore des noces renvoie aux expériences les plus intenses de l’amour, qui sont, elles aussi, une image de cette vie d’amour qui sera la nôtre, de par notre participation à l’échange trinitaire.
Évidemment, il importe de ne pas faire du ciel, à partir de ces représentations, le lieu d’une jouissance égoïste et avilissante. Sans doute la joie du ciel ne sera-t-elle pas quelque chose d’absolument différent des plaisirs d’ici-bas. Sinon elle ne pourrait pas nous combler, ni être à notre goût. Mais elle sera le fait d’un amour parfaitement pur et ouvert aux autres, qui nous invitera à un incessant dépassement de nous-mêmes, dans une ouverture et une communion toujours plus grandes.
Si le ciel est communion des hommes avec Dieu, il est évidemment aussi communion des hommes entre eux. L’humanité est faite d’une multitude de frères. Le ciel est constitué par le corps mystique du Christ, c’est-à-dire le corps de l’humanité intégré dans l’humanité personnelle du Christ. Le ciel, c’est donc la parfaite réalisation de l’Église, qui se confond désormais avec le Royaume de Dieu qu’elle annonçait et faisait déjà grandir sur la terre.
Désormais tous les murs de haine sont abattus, l’humanité vit dans la réconciliation complète et dans la charité. Toutes les relations inaugurées sur la terre se retrouvent et s’épanouissent. Un nombre infini de relations nouvelles se noue. Cela n’est possible que parce que la distinction des personnes humaines est parfaitement maintenue, de même que l’identité concrète de chacune. En effet, la disproportion qui existe entre l’homme et Dieu pourrait susciter en nous une interrogation et même une angoisse. Dans cet univers du Royaume de Dieu ne serons-nous pas perdus comme une goutte d’eau dans la mer ? Qu’en sera-t-il de notre personnalité ? Ce don de Dieu ne nous brûlera-t-il pas tout entier au point de ne rien laisser de nous ? Les mystiques orientales ne présentent-elles pas le salut comme une forme de perte de soi dans le grand tout ?
Selon la perspective chrétienne, il n’en va nullement ainsi : la divinisation de l’homme, déjà secrètement vécue dans la grâce et qui sera pleinement manifestée dans la gloire de Dieu, n’entre jamais en conflit avec son humanisation. Les deux coïncident, puisque nous ne pouvons être pleinement nous-mêmes sans vivre en communion avec Dieu. Pour l’homme, la proximité accrue de Dieu n’est pas sa perte, mais sa promotion ; elle le fait devenir plus libre et plus lui-même.
Tout ce qui fait notre identité d’homme ou de femme, identité modelée par notre histoire terrestre, sera donc maintenu tout en étant transfiguré. L’être personnel que nous nous serons façonné, la richesse de nos expériences, l’immense acquis de notre existence, tout cela, qui est le fruit de la grâce et de notre liberté, se maintiendra avec toutes les capacités d’ouverture, de relation et de communion ainsi éveillées. Le ciel sera donc les retrouvailles des relations humaines établies en ce monde. Dieu pourra prendre alors en main cet être inachevé pour lui donner de nouvelles dimensions dont nous n’avons pas idée.
Bernard Sesboüé (1929-2021), Résurrection et fin du monde
> Biographie