Marc Cha­gall. La Cru­ci­fixion en jaune

Oli­vier Mes­siaen (1908-1992), Les té­nèbres 1
De la sixième heure à la neu­vième heure, les té­nèbres se ré­pan­dirent sur toute la terre. (Mt 27, 45)
Jen­ni­fer Bate, orgue, Église de la Sainte-Tri­ni­té, Paris 

Marc Cha­gall (1887-1985)
La Cru­ci­fixion en jaune (1943)
Mu­sée d’Art mo­derne, Paris 

A par­tir des an­nées trente et jusqu’aux an­nées qua­rante, Cha­gall fait très sou­vent du cru­ci­fié le mo­tif cen­tral de ses œuvres. Certes, avec plus de 365 œuvres com­por­tant le mo­tif du cru­ci­fié, Cha­gall n’a pas cir­cons­crit les cru­ci­fixions à la pé­riode de la Shoah.

Le mo­tif du cru­ci­fié est ap­pa­ru très tôt dans l’œuvre de l’artiste (1912, Gol­go­tha), qui l’a dé­ployé tout au long de sa vie. Il prend néan­moins, avec la mon­tée des pé­rils, une co­lo­ra­tion et un re­ten­tis­se­ment par­ti­cu­liers dans les an­nées 1930 et 1940. Dans ce contexte de po­groms et de per­sé­cu­tions na­zies, la convic­tion de l’artiste que le ré­cit bi­blique forme une grille de lec­ture pour le pré­sent se ren­force : le mo­tif du cru­ci­fié af­fi­chant les marques de la pié­té juive (le châle de prière et les phy­lac­tères) de­vient ré­cur­rent. Marc Cha­gall en­tend convaincre les chré­tiens de la réa­li­té de la per­sé­cu­tion des juifs par les na­zis, et, pour ce faire, em­ploie leur propre lan­gage sym­bo­lique : avec cette image du Christ juif, il s’agit de si­gni­fier aux consciences chré­tiennes que le mar­tyre juif est une ré­plique du sa­cri­fice de Jé­sus, tout en rap­pe­lant qu’il était lui-même juif.

Au scan­dale de la cru­ci­fixion se su­per­pose ce­lui de la Shoah : le cru­ci­fié de Cha­gall, du­rant cette pé­riode, est avant tout un signe de pro­tes­ta­tion, une cri­tique de l’appropriation que font les chré­tiens de la souf­france du peuple juif. Bien que le mo­tif de Jé­sus juif soit re­la­ti­ve­ment an­cien dans l’histoire de l’art (Rem­brandt a ef­fec­ti­ve­ment pris pour mo­dèle du Christ un juif por­tu­gais d’Amsterdam dans le Christ en buste, en 1656), Cha­gall crée néan­moins un mo­tif ori­gi­nal et dé­rou­tant, à la si­gni­fi­ca­tion tou­jours énig­ma­tique. Cette fi­gure pro­vo­cante d’un Jé­sus juif trouve une forme ache­vée dans la Cru­ci­fixion en jaune de 1943, peinte par l’artiste du­rant ses an­nées pas­sées en Amérique.

Le son du sho­far a pour fonc­tion de ra­me­ner sur le droit che­min ceux qui se sont éga­rés et d’avertir et raf­fer­mir ceux qui ne se sont pas en­core éga­rés. Se voit ain­si confir­mée l’idée se­lon la­quelle Cha­gall tente de frap­per les consciences chrétiennes.

Al­lu­sion à la tra­gé­die du Stru­ma, na­vire avec à son bord des cen­taines de ré­fu­giés juifs rou­mains tor­pillé en Mer Noire le 24 fé­vrier 1942 par un sous-ma­rin so­vié­tique sous pré­texte que les per­sonnes à bord étaient ci­toyens d’un pays en guerre contre les Al­liés.
En ar­rière-plan, un na­vire semble cou­ler. Les sur­vi­vants tentent de na­ger dans une ten­ta­tive déses­pé­rée de sau­ver leur vie. L’un des sur­vi­vants est une femme au torse nu.

Image de la mère et son en­fant fuyant le vil­lage en flammes qui peut faire écho au thème de la Fuite en Égypte (fuite de Jo­seph, Ma­rie et Jé­sus en Égypte), épi­sode ra­con­té par l’Évangile se­lon Saint Mat­thieu (Mt 2, 13-23).

L’artiste dote Jé­sus des phy­lac­tères et lui donne un ta­lith (châle de prière) en guise de pé­ri­zo­nium (mor­ceau d’é­toffe ser­vant à ca­cher la nu­di­té de Jé­sus de Na­za­reth en croix) et un te­fillin (le pe­tit étui noir sur le front conte­nant un ver­set de la To­rah) en guise de cou­ronne d’é­pines : il semble dès lors in­sis­ter sur sa ju­daï­té et sur le fait qu’il in­carne les vic­times des na­zis. La To­rah dé­rou­lée cou­vrant le bras du cru­ci­fié sou­ligne de la même ma­nière la ju­daï­té du per­son­nage, en as­so­ciant vi­si­ble­ment les deux re­li­gions juive et chrétienne.

Le Juif er­rant : ce mo­tif ico­no­gra­phique et lit­té­raire évoque non seule­ment la foule des émi­grés fuyant Vi­tebsk pen­dant la guerre 1914-1915, mais éga­le­ment l’itinéraire hu­main et spi­ri­tuel du peintre lui-même qui, avec l’occupation al­le­mande de la France, en­tame une pé­riode d’exils. La tra­di­tion an­ti­sé­mite du juif er­rant éter­nel est éga­le­ment sous-ja­cente dans cette représentation.

Au pied de la croix, à droite, on voit un bra­sier qui consume un ghet­to et des gens qui fuient le feu. Au pre­mier plan, on voit une femme qui tient son bé­bé al­lai­té por­té par une mule, peut-être pour échap­per aux hor­reurs de la per­sé­cu­tion. L’ar­rière-plan est tout en orange et en ambre pour mon­trer l’im­mense cha­leur su­bie par les su­jets de l’i­mage. Près du Jé­sus cru­ci­fié, un homme s’ac­croche à une échelle, comme s’il ten­tait d’at­teindre la To­rah ou le Jé­sus crucifié.

Le feux mon­trés à droite re­pré­sentent la per­sé­cu­tion à la­quelle les Juifs étaient confron­tés à tra­vers l’Eu­rope du fait des ré­gimes na­zi et fas­ciste de l’é­poque, Marc Cha­gall ayant lui-même été exi­lé aux États-Unis en rai­son de ces per­sé­cu­tions. Dans ce chef-d’œuvre, Marc Cha­gall s’en prend aux chré­tiens qui per­sé­cutent les juifs dont est is­sue leur foi. Il in­carne le fait que l’an­ti­sé­mi­tisme est né de ceux-là mêmes qui pro­clament leur foi en Jé­sus et que la dou­leur à la­quelle les Juifs étaient confron­tés était si­mi­laire à celle qu’il a en­du­rée lors de la crucifixion.

1 Jé­sus leur dit : c’est ici votre heure et la puis­sance des té­nèbres. (Lc 22, 53)
Ar­ri­vés au lieu ap­pe­lé Gol­go­tha, ils le cru­ci­fièrent ! (cf. Lc 23, 33)
De la sixième heure à la neu­vième heure, les té­nèbres se ré­pan­dirent sur toute la terre. (Mt 27, 45)
On de­vine trois formes de té­nèbres que la mu­sique doit rendre : « les té­nèbres » du mal qui prennent le pou­voir lorsque Ju­das Is­ca­riote sort pour tra­hir Jé­sus ; les « té­nèbres » et l’insupportable dou­leur com­por­tées par le cru­ci­fie­ment et la mort sur la croix ; et les té­nèbres sur le pays men­tion­nées par les évan­gé­listes. Des moyens mu­si­caux va­riés – sur­tout des clus­ters to­nals – vont évo­quer le chaos et les té­nèbres et ex­pri­mer com­ment le corps de Jé­sus, sur la croix, est ten­du à se rompre.