Pierluigi da Palestrina (~1525-1594), Jesu, Rex admirabilis
The Monteverdi Choir, dir. John Eliot Gardiner

Le Caravage (1571-1610)
Vocation de saint Matthieu (1599)
Chapelle Contarelli, église Saint-Louis-des-Français, Rome
Matthieu 9, 9
Jésus partit de là et vit, en passant, un homme, du nom de Matthieu, assis à son bureau de collecteur d’impôts. Il lui dit : « Suis-moi. » L’homme se leva et le suivit.
Deux interprétations
Matthieu, le jeune homme assis au bout de la table
Sara Magister

La scène se déroule dans la pénombre, celle d’une cour ou peut-être d’un intérieur. Autour d’une table sur laquelle Matthieu est en train de percevoir les impôts impériaux se trouvent des gens qui sont venus payer ce qu’ils doivent.
Mais voici que Jésus entre en scène, avec Pierre. Il tend le bras devant lui, désignant quelqu’un de la main. C’est l’appel. L’un des personnages s’en rend compte, mais ce n’est pas le jeune Matthieu. Celui-ci est encore concentré sur l’argent qu’il compte avec avidité, mais la lumière commence à éclairer son visage. Bientôt il va lever les yeux et accueillir l’appel de son nouveau maître.
Beaucoup d’historiens d’art pensent que Matthieu est le personnage barbu qui paraît se désigner lui-même de la main, en regardant Jésus. Mais de récentes analyses du tableau, plus approfondies, ont mis en évidence le fait que le barbu est l’un de ceux qui sont venus payer leur dû – de son autre main il est en train de donner des pièces de monnaie à un personnage qui les ramasse – et qu’il fait un geste scandalisé en direction du jeune homme assis à côté de lui. Comme s’il disait : Vraiment lui, ce pécheur, cet immonde individu ?
Dans une homélie, le pape Benoît XVI dit : Les douze apôtres n’étaient pas des hommes parfaits. Si Jésus les a appelés, ce n’est pas parce qu’ils étaient déjà des saints, mais afin qu’ils deviennent des saints, afin qu’ils soient transformés de manière à ce que l’histoire le soit aussi. C’est ce que le tableau fait comprendre.
Le pouvoir sanctifiant du Christ qui atteint toutes les circonstances de la vie à toutes les époques est bien indiqué par les vêtements des personnages qui se trouvent autour de la table. Ceux-ci sont habillés à la mode du début du XVIIe siècle, contrairement au Sauveur et à Pierre qui sont vêtus de tuniques. Le contraste entre la richesse de leurs habits et la pauvreté de Jésus et de Pierre, qui portent des vêtements aux couleurs ternes et qui ont les pieds nus, est également bien rendu.
La lumière qui nous guide dans la lecture de l’événement n’est pas celle, faible, qui vient d’en haut, correspondant à la lumière naturelle qui éclaire effectivement la chapelle où est placé le tableau. Il y a en effet une autre lumière dans le tableau, un véritable éclairage, qui jaillit puissamment dans l’obscurité. Et elle provient de l’extérieur, d’en bas, de la droite, c’est-à-dire de l’endroit où se trouve, dans la chapelle, l’autel sur lequel Jésus se rend présent pendant la messe.
Comme toujours dans les œuvres religieuses du Caravage, cette lumière indique la grâce de Dieu qui entre à l’improviste dans la vie des hommes et qui est capable de la transformer contre toute logique humaine.
La main du Christ, empruntée à l’œuvre de Michel-Ange, indique que l’appel est une nouvelle création : d’un vieil homme naît littéralement un homme nouveau. Et Pierre, qui imite le geste du Christ, symbolise l’Église qui fait écho à la volonté de Jésus.
Sara Magister, Chiesa (19.07.2012)
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Matthieu, l’homme mûr assis au centre
Élisabeth Lev

Une nouvelle interprétation [par Sara Magister] de ce qui est peut-être le tableau le plus célèbre du Caravage, la Vocation de saint Matthieu, a permis aux romains d’admirer l’un de leurs tableaux préférés sous une nouvelle lumière. Sara Magister, historienne d’art et collaboratrice du bureau des activités didactiques des Musées du Vatican, affirme que le saint Matthieu du tableau n’est pas l’homme mûr qui se montre lui-même du doigt, comme on le pense traditionnellement, mais que c’est en réalité le jeune homme assis au bout gauche de la table, qui regarde, tête baissée, ses pièces de monnaie.
Puisqu’un petit tremblement de terre est toujours une bonne chose dans toute discipline et qu’une nouvelle lecture prélude souvent à de grandes découvertes, je voudrais examiner l’analyse de Sara Magister à la lumière des trois p de l’histoire de l’art : le public, les précédents, et la pratique technique de l’artiste.
Le public
La discipline qu’est l’histoire de l’art tient compte des destinataires de l’œuvre – le public de l’artiste – quand elle navigue sur les eaux trompeuses de l’iconographie. En général, un message qui n’est pas encore correctement interprété 400 ans après l’événement peut être le signe de l’insuccès d’un tableau.
Il est donc significatif que les observateurs du temps du Caravage aient estimé que saint Matthieu était l’homme assis au centre, y compris son biographe, Giovanni Bellori. Les artistes qui, par la suite, ont étudié cette œuvre du maître lombard et y ont trouvé une inspiration étaient convaincus, eux aussi, que Matthieu était le plus vieux du groupe. Une version peinte par Hendrick Terbrugghen et datant de 1621, certainement inspirée de l’œuvre du Caravage de 1599, représente un Matthieu aux cheveux gris qui se désigne lui-même. Il en est de même pour Bernardo Strozzi, capucin et peintre, qui peignit ce sujet en 1620.
Mais le public à qui l’œuvre était principalement destinée est plus probant que les réactions des artistes. La Vocation de saint Matthieu a été exécutée pour l’église nationale française, à Rome, Saint-Louis-des-Français, dédiée à Louis IX, roi de France et saint catholique.
La commande spécifiait que la toile devait être achevée pour l’année jubilaire 1600, ainsi que le Martyre de saint Matthieu qui lui faisait pendant. Non seulement l’église française accueillait la communauté francophone de Rome, mais elle était située sur la principale artère empruntée par les pèlerins qui arrivaient de la porte septentrionale de Rome, Piazza del Popolo, par où 80 % des visiteurs entrèrent dans la ville cette année-là, étant donné qu’elle était sur le chemin qui permettait de se rendre à la basilique Saint-Pierre. L’année jubilaire 1600 vit arriver à Rome plus de 300 000 pèlerins, dans un déploiement de messes, d’homélies et d’événements pontificaux, y compris 28 000 messes dans la seule basilique Saint-Pierre.
L’église Saint-Louis (ou de San Luigi, comme disent les Italiens) a joué un rôle particulier en matière d’apostolat en 1600. Dans son livre Caravaggio : A Life, l’historienne d’art Helen Langdon rappelle aux lecteurs qu’Henri IV de Navarre, né huguenot, se convertit au catholicisme en 1594 et épousa Marie de Médicis en 1600, l’imprévisible roi rentrant ainsi au bercail pontifical. En raison de cet extraordinaire exemple d’un monarque qui voit la lumière, l’église Saint-Louis était le lieu idéal pour une prédication de conversion pendant toute la durée de l’année jubilaire.
La commande passée au Caravage, qui lui fut assurée par le cardinal Francesco Maria del Monte, représentant des Médicis à Rome, faisait partie du plan, conçu par le pape Clément VIII, d’une prédication axée à la fois sur les mots et sur les images. Le Matthieu mûr, un businessman ayant réussi, parvenu au sommet de sa vie, ayant travaillé pendant de longues années pour se procurer des vêtements luxueux, une position sociale et de grandes richesses, offrait aux fidèles un formidable exemple de la difficulté qu’il peut y avoir à renoncer aux vanités de ce monde.
Sara Magister cite le pape Benoît XVI à propos du scandale que constitue l’état de péché de l’apôtre, mais la catéchèse consacrée à saint Matthieu par le Saint-Père le 30 août 2006 est peut-être plus éclairante. Cela a signifié, pour lui, l’abandon de tout, a expliqué le pape, et surtout de ce qui lui garantissait une source de gains certains, même s’ils étaient souvent injustes et déshonorants. Le souci de se procurer des revenus assurés augmente avec l’âge et, pour l’homme âgé, renoncer à cette table signifie ne plus y retourner.
Si l’on tient compte du fait que les commanditaires du tableau étaient tout proches de la spectaculaire conversion du roi de France, il est peut-être important de noter qu’Henri IV avait 47 ans en 1600 et que son portrait représente un homme élégamment vêtu, portant une barbe qui commence à grisonner. Les années saintes sont un appel à changer de vie, à devenir des hommes nouveaux, en dépit du poids des années et des péchés. Sara Magister fait elle aussi allusion, avec éloquence, à cet aspect dans son analyse, quand elle écrit : L’appel est une nouvelle création, d’un vieil homme naît littéralement un homme nouveau. La promesse d’une renaissance est, on le comprend bien, le message le plus important que les pèlerins aient besoin de recevoir.
Les précédents
Pour l’interprétation d’une œuvre, l’histoire de l’art tient également compte des précédents. Même si le Caravage affiche un certain dédain pour les maîtres qui l’ont précédé, grecs ou florentins, son œuvre révèle un gros effort dissimulé pour rivaliser avec de grands artistes. La réaction inquiète de Matthieu rappelle et évoque des précédents littéraires et artistiques, dans lesquels les héros les plus célèbres, d’Ulysse à Moïse, tremblent devant le fait d’être choisis pour des entreprises grandioses.
Dans le domaine de l’art, le thème de l’arrivée bouleversante du surnaturel a de nombreux précédents, depuis l’inquiétante apparition des anges peints par Giotto pour la chapelle des Scrovegni, jusqu’aux Marie inquiètes des annonciations de Botticelli, de Filippo Lippi et de Léonard de Vinci et au tableau « Les trois Marie au Saint Sépulcre » peint en 1598 par le contemporain et rival du Caravage, Annibal Carrache, dans lequel l’une des Marie, bouleversée par l’apparition de l’ange, écarte les doigts sur sa poitrine. Le grand geste, comme on l’appelle dans l’art baroque, a pour but d’attirer l’attention sur l’événement ou sur le personnage central.
Le XVIIe siècle, confronté au monde surnaturel des anges, à l’intercession divine et aux forces du mal, a eu recours à l’art pour rappeler au spectateur que Dieu nous appelle sans cesse, si seulement nous avons des yeux, des oreilles et des cœurs pour l’écouter.
La pratique technique
Enfin, la manière de travailler de l’artiste est un autre élément essentiel pour comprendre une œuvre d’art. Les schémas et les rythmes qui interviennent dans l’œuvre d’un artiste donnent souvent un éclairage quant à la signification de celle-ci.
Sara Magister affirme que saint Matthieu est encore plongé dans ses calculs de pièces de monnaie et que bientôt il va ouvrir les yeux et accueillir l’appel de son nouveau maître. Mais, alors que Michelangelo Buonarroti représentait souvent le moment qui précède l’événement – David avant de tuer Goliath, Adam avant la divine étincelle – ce n’est pas la manière de procéder de Michelangelo Merisi, dit le Caravage.
La principale caractéristique du Caravage, en dehors de l’usage spectaculaire qu’il fait de la lumière, est qu’il préfère saisir sur la toile le moment culminant. Au sommet de sa carrière romaine, le Caravage se distingue par sa manière de fixer avec son pinceau les moments les plus dramatiques. Dans le tableau qu’il peignit à la même époque pour l’église Santa-Maria-del-Popolo, il montre Saul au moment précis de sa conversion, quand il est couché par terre, les bras écartés et inondé de lumière. Son inoubliable Judith et Holopherne met le spectateur face à une décapitation. L’arrestation du Christ montre Judas en train d’embrasser le Seigneur ; le couteau d’Abraham est sur la gorge d’Isaac au moment où l’ange arrête sa main ; le doigt de Thomas sonde la plaie du Christ : toutes ces œuvres placent le spectateur au moment culminant, à couper le souffle, de chaque scène.
Puisque c’est là sa marque personnelle, il paraît peu probable que le Caravage, pour cette œuvre qui marque ses débuts et sa première commande publique, ait voulu utiliser la lumière dramatique et le grand geste pour un événement qui n’a pas encore eu lieu.
La biographie du Caravage nous indique qu’il était tout sauf patient : ce n’était pas quelqu’un qui savourait l’histoire au fur et à mesure de son développement, mais quelqu’un qui était tout entier pris dans l’activité de l’instant. Le Matthieu stupéfait, au corps rejeté en arrière tandis que ses yeux s’ouvrent à la lumière du Christ, surpris au moment où tout son monde bascule, est bien plus en accord avec la façon de procéder récurrente du Caravage : frapper et impressionner.
Sara Magister explique que le doigt de Matthieu n’est pas dirigé vers lui-même mais vers le jeune homme qui a la tête baissée et, effectivement, son geste est difficile à interpréter parce que sa main est inclinée à un angle étroit. Mais on peut trouver la réponse dans la manière de travailler du Caravage. Le dessin n’était pas son fort. Il dessinait peu ou pas, ce qui lui posait souvent des problèmes de raccourci. Lorsque l’on regarde le Martyre de saint Matthieu qui se trouve en face dans la chapelle, le jeune homme qui se baisse est dans une position impossible, tandis que dans la Conversion de Saul, le corps du saint s’arrête brusquement aux genoux. Les yeux du saint Thomas représenté dans le Doute de Thomas semblent regarder vers l’extérieur ; on pourrait allonger la liste. Beaucoup d’historiens d’art affirment que ces erreurs sont intentionnelles, qu’elles visent à nous conduire à une interprétation plus profonde, mais de nouveau ses contemporains, de Ludovico Carracci à Bellori, attribuaient cela à un manque d’habileté en dessin.
En tant qu’historienne d’art, j’ai toujours perçu la Vocation de saint Matthieu comme une illustration de la parabole du semeur, en Marc 4, 3-8. Jésus y raconte l’histoire d’un paysan qui est sorti de chez lui pour semer. Une partie des graines tombent sur une route, d’autres sur un terrain peu profond et caillouteux, d’autres encore dans des ronces, qui vont croître et étouffer les jeunes pousses. Quelques graines, enfin, tombent dans un terrain fertile et germent, croissent et produisent d’abondantes moissons.
Jésus entre dans la boutique du collecteur d’impôts en semant sa lumière de révélation. Deux hommes ne lèvent même pas les yeux, trop pris qu’ils sont par les plaisirs de ce monde : ici la graine ne germe même pas. Deux autres jeunes gens se tournent vers la lumière, fascinés et impulsifs, et leur intérêt germe rapidement même si le terrain est peu profond : il ne s’agit pour eux que d’une curiosité passagère. Matthieu, au centre, est le terrain fertile, dans lequel la graine produira la plus grande quantité de fruit, grâce à son apostolat et à son Évangile.
Élisabeth Lev, Chiesa (01.08.2012)
Jesu, Rex admirabilis
Et triumphator nobilis
Dulcedo ineffabilis
Totus desiderabilis.
Mane nobiscum Domine
Et nos illustra lumine
Pulsa mentis caligine
Mundum reple dulcedine.
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Jésus roi admirable
et noble triomphateur,
douceur ineffable,
entièrement désirable,
reste avec nous Seigneur.
Éclaire-nous de ta lumière.
L’obscurité de notre esprit une fois chassée,
remplis le monde de douceur.