An­dreï Rou­blev. Icône de la Trinité

Tri­sha­gion (Dieu Saint, Saint Fort, Saint Im­mor­tel, prends pi­tié de nous), Di­vine li­tur­gie de Saint Jean Chry­so­stome
Cho­rale So­fia, dir. Di­mitre Rouskov

An­dreï Rou­blev (1370-1430)
Icône de la Tri­ni­té (~1422)
Ca­thé­drale or­tho­doxe du Christ-Sau­veur, Moscou

L’icône de la Tri­ni­té d’Andreï Rou­blev est sou­vent consi­dé­rée comme le point culmi­nant de l’iconographie russe, et ceux-là même qui sont peu pré­pa­rés à per­ce­voir l’exquise beau­té de son des­sin et de son co­lo­ris et à pé­né­trer la pro­fon­deur de son sym­bo­lisme ne peuvent man­quer d’être im­pres­sion­nés par la fraî­cheur, la ten­dresse, l’émotion conte­nue de ce chef-d’œuvre. Ce­lui-ci a don­né lieu à une abon­dante lit­té­ra­ture, où l’accent a été mis sur l’histoire et la tech­nique plu­tôt que sur l’interprétation spi­ri­tuelle. C’est à ce der­nier point de vue que nous ai­me­rions nous pla­cer main­te­nant. Nous vou­drions es­sayer de ré­pondre en termes très simples à cette ques­tion que nous dit de la Sainte Tri­ni­té l’icône de Roublev ?

Pour fixer les idées, nous rap­pel­le­rons le dis­po­si­tif d l’icône. Trois anges, re­con­nais­sables à leurs ailes, sont as­sis au­tour d’une table. Sur cette table est po­sé un plat. Dans le fond, un pay­sage s’esquisse plu­tôt qu’il ne se pré­cise. Nous y voyons un arbre et un édi­fice. Il s’agit d’une re­pré­sen­ta­tion de l’épisode dé­crit au cha­pitre 18 de la Ge­nèse. Le Sei­gneur, y est il dit, ap­pa­rut à Abra­ham dans la plaine de Mam­bré, sous la forme de trois hommes (la Bible ne pro­nonce pas ici le mot « anges »). Abra­ham les in­vi­ta à se re­po­ser et leur of­frit un re­pas. La tra­di­tion pa­tris­tique a vu en ces trois vi­si­teurs un fi­gure des trois as­pects de Dieu unique. À sa suite, la tra­di­tion ico­no­gra­phique by­zan­tine a choi­si de re­pré­sen­ter la Tri­ni­té sous l’aspect des trois hommes, de­ve­nus des anges, as­sis à la table d’Abraham. L’icône de Rou­blev s’insère donc dans une longue tra­di­tion consa­crée. Mais peut-être nous parle-t-elle plus que ne le font les autres an­neaux de cette chaîne.

Re­mar­quons tout d’abord le rythme ou mou­ve­ment cir­cu­laire qui semble en­traî­ner tous les élé­ments de l’icône. La po­si­tion des sièges, en­tre­vus la­té­ra­le­ment, celle de leurs mar­che­pieds, la po­si­tion même des pieds des deux anges du pre­mier plan, l’inclinaison de leurs têtes : tout ce­la évoque, sug­gère un mou­ve­ment « di­ri­gé » (dans le sens contraire à ce­lui des ai­guilles d’une montre). Ce mou­ve­ment se ma­ni­feste aus­si bien à l’arrière-plan. L’arbre in­flé­chit vers la gauche (du spec­ta­teur), comme sous le souffle d’un vent fort. 

À gauche en­core s’infléchissent les pans cou­pés de la toi­ture de l’édifice. Ce rythme ex­prime la cir­cu­la­tion et la com­mu­ni­ca­tion de la même vie di­vine entre les trois per­sonnes. Mais celles-ci ne se re­tranchent pas dans un sys­tème clos. Leur rythme est un rythme d’adoption, d’effusion, de don, de gé­né­ro­si­té et de grâce. Leur condes­cen­dance ad­met, in­vite dans le cercle di­vin l’être créé, - mais il y de­meu­re­ra dis­tinct et à sa propre place. En cour­bant l’arbre, le mou­ve­ment cir­cu­laire de la vie di­vine at­teint la na­ture. En in­flé­chis­sant le toit de l’édifice (le­quel à en ju­ger par son style gé­né­ral et plus spé­cia­le­ment par ce­lui de la fe­nêtre et de la porte, est une église), il at­teint l’humanité priante, l’humanité à sa plus haute puis­sance. Le monde « adop­té » consti­tue en quelque sorte la pé­ri­phé­rie. Les trois per­sonnes de­meurent le centre. Ce­la est in­di­qué par une sub­tile dé­gra­da­tion des cou­leurs. Les tons fon­cés - bleu, gre­nat, orange, vert - des vê­te­ments des anges sont en­tou­rés du jaune-feu plus lé­ger des ailes et des sièges et de la pâle trans­pa­rence do­rée de l’arrière-plan. La réa­li­té maxi­male est celle des trois per­sonnes. « Je suis ce­lui qui suis. » (Ex 3, 14)

Re­gar­dons main­te­nant les traits des trois per­sonnes. Elles n’ont pas d’âge, et ce­pen­dant elles pro­duisent une im­pres­sion de jeu­nesse. Elles n’ont pas de sexe, et ce­pen­dant elles unissent la ro­bus­tesse pré­cise à la grâce. Les phy­sio­no­mies et les gestes n’ont pas été « construits » en vue du charme, et ce­pen­dant le charme qui se dé­gage est im­mense. D’autres sym­boles tri­ni­taires - par exemple l’Ancien des jours, l’agneau, la co­lombe, trois hommes as­sis sur un même trône - ont été re­pré­sen­tés. Mais, à notre avis, au­cune re­pré­sen­ta­tion n’est aus­si apte que l’icône de Rou­blev à « in­tro­duire » le croyant dans la réa­li­té vi­vante des trois per­sonnes. Pour­quoi ? Parce que Rou­blev a su ex­pri­mer d’une ma­nière unique l’éternelle jeu­nesse et l’éternelle beau­té des trois. En théo­rie, on sait bien tout ce­la. Mais quand au lieu d’un vieillard à barbe et che­ve­lure de neige et d’une im­pé­né­trable co­lombe, on re­trouve, grâce à une œuvre d’art, la beau­té et la jeu­nesse du Fils dans le Père et dans le Pa­ra­clet, on re­çoit comme une ré­vé­la­tion pra­tique, non de concepts, mais d’attitudes. Dé­sor­mais nous le voyons dif­fé­rem­ment, nous ap­pro­chons dif­fé­rem­ment, nous sen­tons les trois dif­fé­rem­ment, car il nous a été main­te­nant sug­gé­ré qu’ils sont autres, non point que ce que nous croyions, mais que ce que nous ima­gi­nions (d’ailleurs plus ou moins mal­gré nous). Et, dans notre nou­velle vi­sion - celle de l’éternelle jeu­nesse et beau­té, celle de l’indescriptible charme des trois - il y a plus de cha­leur, plus d’attrait, plus de joie, plus de réa­li­té per­son­nelle que dans la « pein­ture abs­traite » que nous avions dé­duite des sché­mas théo­lo­giques. « Tes yeux ver­ront le Roi dans sa beau­té. » (Is 33, 17)

Cha­cun des trois anges porte en main un bâ­ton al­lon­gé et très mince. C’est que chaque per­sonne di­vine est un voya­geur, un pè­le­rin. Seul le Verbe s’est fait chair, mais il s’est fait chair par la puis­sance et le vou­loir du Père et de l’Esprit. À au­cun mo­ment les deux autres per­sonnes n’étaient étran­gères à l’œuvre de sa­lut du Fils, à au­cun mo­ment elles ne cessent de ve­nir jusqu’à nous et d’agir sur nous d’une ma­nière in­vi­sible. L’icône met en lu­mière la par­ti­ci­pa­tion de toute la Sainte Tri­ni­té à l’Incarnation. Les trois bâ­tons consti­tuent une dé­cla­ra­tion et une pro­messe. Ils dé­clarent que les trois sont dé­jà ve­nus vers les hommes. Ils pro­mettent que les trois vien­dront en­core. Notre Dieu en trois per­sonnes vient, vient à jamais.Le terme de cette ve­nue est l’habitation des trois per­sonnes par­mi les hommes. C’est pour­quoi les trois anges ont ac­cep­té l’hospitalité d’Abraham. Ils sont as­sis à sa table, près de sa tente (Gn 18, 1-2), sous un arbre (Gn 18,3). L’arbre et l’église re­pré­sen­tés sur l’icône si­gni­fient en­core l’arbre et la tente du ré­cit biblique. 

L’icône évoque la vie di­vine des trois, mais elle la met en rap­port avec une table hu­maine, avec les be­soins hu­mains. Les trois per­sonnes veulent être pour nous plus que des vi­si­teurs ou des hôtes de pas­sage. Il y a une ha­bi­ta­tion de la Tri­ni­té dans l’âme des ser­vi­teurs de Dieu. Le re­pas du royaume mes­sia­nique s’y ac­com­plit in­vi­si­ble­ment. « Si quelqu’un m’ouvre la porte, j’entrerai chez lui, et je sou­pe­rai avec lui et lui avec moi. » (Ap 3, 20) « Nous vien­drons à lui, et nous fe­rons en lui notre de­meure. » (Jn 14, 23)

Mais qu’y a-t-il sur cette table au­tour de la­quelle les anges sont as­sis ? Un plat y est po­sé. Nous dis­cer­nons mal ce qu’il contient. Tou­te­fois l’étude de l’icône faite avec des moyens ap­pro­priés dé­cèle la tête d’un veau. Abra­ham avait fait pré­pa­rer pour ses hôtes trois me­sures de fleur de fa­rine, un jeune veau à la chair tendre, du beurre et du lait (Gn 18, 6-8). Est-ce donc cette of­frande du pa­triarche que le plat veut in­di­quer ? Dans le ré­cit de la Ge­nèse, les anges sont ve­nus chez Abra­ham pour lui an­non­cer la pro­messe di­vine dont Isaac est l’objet. Abra­ham lui-même se tient de­bout au­près des anges du­rant leur re­pas, et Sa­rah est tout près, sous la tente. Mais l’icône ignore la pré­sence d’Abraham. Le mets of­fert aux anges et po­sé sur la table ac­quiert une si­gni­fi­ca­tion qui dé­passe in­fi­ni­ment le geste hos­pi­ta­lier du pa­triarche. Il ne s’agit plus ici d’Abraham et d’Isaac. Nous de­vons cher­cher au veau im­mo­lé un autre et plus haut sens. Dieu pres­cri­ra plus tard à Aa­ron d’offrir un jeune veau en sa­cri­fice pour le pé­ché (Lv 9, 2,11), un même ho­lo­causte as­so­cie­ra un veau et un agneau, tous deux sans tache et âgés d’un an (Lv 9, 3.12). Plus tard en­core le Sau­veur lui-même, dans une pa­ra­bole, ra­con­te­ra com­ment le père de l’enfant pro­digue fit tuer un veau pour le fes­tin par le­quel il cé­lé­bra le re­tour de son fils (Lc 15, 23). Ain­si le veau de l’icône est un signe de sa­cri­fice et de sa­lut. Et par là l’icône nous fait ap­pro­cher du mys­tère de la Ré­demp­tion. Car ces trois termes, Tri­ni­té, In­car­na­tion, Ré­demp­tion, ne sont point sé­pa­rables. Par quelque mys­tère que nous com­men­cions à contem­pler l’œuvre di­vine, cette contem­pla­tion (ap­puyée non sur notre rai­son, mais sur la Ré­vé­la­tion) ap­pel­le­ra les autres mys­tères en ver­tu d’une né­ces­si­té interne. 

Le pè­le­ri­nage des trois anges por­teurs de bâ­tons de voyage ne se­rait pas com­plet s’il n’aboutissait au Cal­vaire. L’icône évoque donc le conseil des trois per­sonnes di­vines en vue de la ré­demp­tion du genre hu­main. Au lieu d’un plat po­sé sur une table, c’est une croix que le peintre eût pu dres­ser au mi­lieu des trois anges. Une spi­ri­tua­li­té de l’Incarnation ou de la Tri­ni­té est men­son­gère, si elle ne main­tient le Sang du Ré­demp­teur au centre de l’œuvre du sa­lut. Et voi­là pour­quoi il est juste et sug­ges­tif que les bâ­tons des anges soient si minces, presque comme des fils, et co­lo­rés de rouge. Car le même fil écar­late qui fut un gage de sa­lut pour Ra­hab la pros­ti­tuée (Jo 2, 17 ; 6, 23) re­lie notre fai­blesse au Sang pré­cieux ver­sé pour nous.

Main­te­nant que nous sa­vons sur quel ob­jet pré­cis l’icône concentre l’attention des trois anges, ob­ser­vons les nuances qu’expriment leurs at­ti­tudes res­pec­tives. Ils se res­semblent éton­nam­ment. Leurs traits sont presque iden­tiques. Et ce­pen­dant leur re­gard et leur geste ma­ni­festent la ma­nière propre dont cha­cun d’eux ap­proche le mys­tère de la Ré­demp­tion. L’ange qui fait face au spec­ta­teur et qui, par rap­port à ce­lui-ci, est as­sis au-de­là de la table re­pré­sente le Père. Sa main dé­signe le plat ; elle sug­gère le sa­cri­fice, elle y in­vite. Mais ce geste de la main est es­quis­sé plu­tôt qu’af­fir­mé ; ce n’est pas un geste ou­vert, mais un geste re­te­nu et comme ré­trac­tile. Et le re­gard, char­gé de tris­tesse, se dé­tourne. L’ange as­sis de­vant et à droite de la table, tou­jours par rap­port au spec­ta­teur, re­pré­sente le Fils. Le re­gard du Fils est, lui aus­si, triste. Mais il ne se dé­tourne pas. Tan­dis que la tête s’in­cline dou­ce­ment en signe d’ac­cep­ta­tion, les yeux, à la fois fas­ci­nés et mor­tel­le­ment tristes - « Mon âme est triste jus­qu’à la mort » ( Mt 26, 36) - se fixent sur le plat. La main se tend vers ce­lui-ci ; mais là en­core, le geste est conte­nu, re­te­nu ; il n’est pas hé­si­tant, il est en quelque sorte ex­plo­rant, tâ­ton­nant. Toute l’at­ti­tude ex­prime un fiat obéis­sant, ré­si­gné, douloureux.

L’ange as­sis à gauche, de­vant la table, re­pré­sente le Pa­ra­clet. C’est bien le cas de dire le Pa­ra­clet plu­tôt que l’Es­prit, car c’est ici que la troi­sième per­sonne exerce su­prê­me­ment son mi­nis­tère de conso­la­teur. Les mains ne se tendent pas di­rec­te­ment vers le plat, quoique deux doigts de la main droite semblent poin­ter vers lui ; les deux mains tiennent avec une sorte de so­len­ni­té le mince bâ­ton rouge en face du Fils. C’est comme si ce bâ­ton lui était pré­sen­té pour lui par­ler de pè­le­ri­nage ter­restre et de sang ré­pan­du. Les yeux fixent le vi­sage du Fils. Ils ont une ex­pres­sion na­vrée. L’at­ten­tion de la troi­sième per­sonne est pro­fon­dé­ment, to­ta­le­ment concen­trée sur ce que le Fils va faire. Tout l’être du troi­sième ange ex­hale en si­lence la sym­pa­thie et la pi­tié. Qui­conque a des dif­fi­cul­tés à se re­pré­sen­ter l’Es­prit comme per­son­nel de­vrait contem­pler lon­gue­ment ce troi­sième ange de l’i­cône. La contem­pla­tion glo­bale de celle-ci se­rait d’ailleurs sin­gu­liè­re­ment ef­fi­cace pour ai­der à com­prendre com­bien la Tri­ni­té est à la fois une et distincte.

Par rap­port au plat po­sé sur la table, les trois anges ont un geste et un re­gard dif­fé­rent. Mais une har­mo­nie par­faite - le même fiat – anime, leur dé­ci­sion in­té­rieure. Rien n’est ici « com­man­dé » du de­hors, im­po­sé par l’une des trois per­sonnes. Il y a seule­ment ac­quies­ce­ment una­nime des trois à une exi­gence de leur gé­né­ro­si­té, com­mune obéis­sance à une loi de leur être ap­pli­quée jus­qu’aux consé­quences der­nières : « Il n’est pas de plus grand amour que de don­ner sa vie. » (Jn 15, 13) L’i­cône - que ce­la soit bien en­ten­du - ex­prime de ma­nière an­thro­po­mor­phique des réa­li­tés (pi­tié, dou­leur, etc.) que l’on ne peut at­tri­buer à Dieu dans le sens où on les at­tri­bue aux hommes ; nous avons ici, peints sur une image, des sym­boles très in­adé­quats, mais que le lan­gage di­vin a lui-même consacrés.

Une der­nière re­marque. Rien ne dis­tin­gue­rait l’une de l’autre les phy­sio­no­mies des trois anges, si ce n’était la re­la­tion que chaque phy­sio­no­mie ex­prime à l’égard de l’ « autre ». Nous avons ici trois gé­né­ro­si­tés qui ne sont ni op­po­sées ni jux­ta­po­sées, mais « po­sées » l’une par rap­port à l’autre - po­sées non de­vant l’autre, mais en l’autre, de sorte que c’est dans cette re­la­tion d’amour que chaque per­sonne di­vine « se trouve » en tant que dis­tincte, s’affirme et jouit de son bon­heur. Chaque per­sonne di­vine tend vers l’autre comme vers le terme où elle ob­tient sa plé­ni­tude. L’icône de Rou­blev, par ce qu’elle nous fait en­tre­voir du mys­tère de la Tri­ni­té, nous ré­vèle le mys­tère de la cha­ri­té su­prême que notre cha­ri­té créée ne sau­rait re­joindre, mais dont elle peut re­ce­voir son ins­pi­ra­tion et son orientation.Andreï Rou­blev n’entendait pas sug­gé­rer des pen­sées, mais bien une prière. Notre ren­contre avec la plus cé­lèbre de ses œuvres ne se­ra ce qu’il eût vou­lu qu’elle fût que si, pre­nant à cette oc­ca­sion un plus pro­fond contact avec les trois per­sonnes, nous ré­pé­tons, pros­ter­nés, les pa­roles d’Abraham aux di­vins vi­si­teurs, dans la plaine de Mam­bré : « Mon Sei­gneur, si main­te­nant j’ai trou­vé grâce à tes yeux, ne passe pas outre, je t’en prie, loin de ton ser­vi­teur. » (Gn 18, 3) Et si, nous ac­cueillons les trois de tout notre cœur, nous pour­rons, comme Abra­ham, re­ce­voir de leur bouche l’assurance que cette ex­pé­rience bé­nie, loin d’être un épi­sode iso­lé, nous se­ra ac­cor­dée de nou­veau : « Cer­tai­ne­ment je re­vien­drai à toi. » (Gn 18, 19)

Un Moine de l’Église d’Orient
Ex­trait de la re­vue Iré­ni­kon, n° 26, 1953

Tri­sa­gion / Grec
Ἅγιος ὁ Θεός,
Ἅγιος Ἰσχυρός,
Ἅγιος Ἀθάνατος,
ἐλέησον ἡμᾶς.

Sla­von
Svia­tiï Boje
Svia­tiï Krep­kiï
Svia­tiï Best­mert­niï
po­mi­louï nas.


Dieu Saint,
Saint Fort,
Saint Im­mor­tel,
prends pi­tié de nous.

His­toire du Tri­sa­gion
Tri­sa­gion est un terme grec qui si­gni­fie « trois fois saint » [en la­tin : Ter-sanc­tus]. Lors du grand
trem­ble­ment de terre de Constan­ti­nople de 446, tout le peuple se ré­fu­gia dans un fau­bourg, hors les murs, avec le pa­triarche Pro­clus1 et l’empereur Théo­dose II2. Pen­dant les li­ta­nies et les prières de sup­pli­ca­tion, un pe­tit en­fant fut en­le­vé dans les airs et ra­vi en es­prit ; toute la foule cria : Ky­rie elei­son. L’enfant re­des­cen­dit et re­vint à lui : il ré­vé­la alors au pa­triarche qu’il avait vu et en­ten­du les Sé­ra­phins3, dans la li­tur­gie cé­leste, chan­ter le Tri­sa­gion au­tour du trône de Dieu, et qu’il fal­lait le chan­ter pour que la ca­la­mi­té cesse. Puis il mou­rut. On chan­ta le Tri­sa­gion et le trem­ble­ment de terre ces­sa. Pro­clus in­tro­dui­sit en­suite le Tri­sa­gion dans la li­tur­gie by­zan­tine et Théo­dose II or­don­na qu’il soit chan­té dans toutes les églises de l’Empire [d’Orient]. Il fut chan­té lors du IVe concile œcu­mé­nique, à Chal­cé­doine, en 451 (par tous les Pères, à la fin de la 1ère
ses­sion, et donc, pour la 1ére fois, de fa­çon pu­blique, so­len­nelle et uni­ver­selle)4. Il fut en­suite in­tro­duit dans la li­tur­gie des Gaules et ren­du obli­ga­toire au IIe concile de Vai­son, en 529. Rome ne le connut point, sauf pour son bel of­fice de la vé­né­ra­tion de la Croix du Ven­dre­di Saint à 15h, où il est as­so­cié aux Im­pro­pères5.

Place dans la li­tur­gie
Il y avait dé­jà, à cette époque, dans la li­tur­gie de tous les rites un chant sé­ra­phique6, que les li­tur­gistes oc­ci­den­taux ap­pellent le Sanc­tus (Saint, Saint, Saint le Sei­gneur Sa­baoth …), qui est d’origine bi­blique7 : il avait été ré­vé­lé par le Saint-Es­prit au pro­phète Isaïe au VIIIe siècle av. J-C (Is 6, 2), lorsqu’il avait eu la vi­sion du trône de Dieu et des Sé­ra­phins cla­mant le Sanc­tus tout au­tour. Il avait été in­tro­duit dans la li­tur­gie juive, dans l’office du ma­tin. Ce Sanc­tus se­ra confir­mé par l’Apocalypse (Ap 8, 4) à la fin du 1er siècle J-C. Les chré­tiens l’introduiront dans la li­tur­gie eu­cha­ris­tique comme chant d’acclamation à la fin de la 1ère par­tie de l’anaphore by­zan­tine, de l’immolatio gal­lo-ro­maine, et de la pré­face ro­maine : ce­ci est at­tes­té au mi­lieu du IVe siècle8.

Le Tri­sa­gion ne rem­pla­ce­ra pas le Sanc­tus : il se­ra ajou­té à la li­tur­gie, dans le rite by­zan­tin après les tro­paires, qui suivent la pe­tite en­trée, et dans le rite des Gaules, au dé­but de la li­tur­gie, après la 1ère bé­né­dic­tion sa­cer­do­tale. Dans ce rite, il est chan­té en trois langues, parce que les Lettres de St Ger­main de Pa­ris (VIe s.) pré­cisent qu’il doit être chan­té en grec et en la­tin : lors de la res­tau­ra­tion du rite, en 1945, on a évi­dem­ment ajou­té le fran­çais. Il a été dès l’origine un chant po­pu­laire : il était en­ton­né par le pa­triarche, à l’autel, et tout le peuple re­pre­nait avec lui.

Par ailleurs, compte te­nu de son im­por­tance théo­lo­gique, il se­ra in­tro­duit dans tous les
of­fices des Heures (l’office di­vin), à la fin de chaque of­fice, et dans plu­sieurs sa­cre­ments (dans le rite by­zan­tin et dans le rite des Gaules restauré).

Le Sanc­tus et le Tri­sa­gion sont deux fe­nêtres ou­vertes sur la li­tur­gie cé­leste, le point de jonc­tion entre les deux : l’Église ter­restre par­ti­cipe à la li­tur­gie cé­leste. Comme l’enseignait l’évêque Jean de Saint-De­nis, toute li­tur­gie ter­restre est un re­flet de la li­tur­gie cé­leste et est en re­la­tion avec elle. C’est toute la création,visible et in­vi­sible, qui confesse et pro­clame la sain­te­té de Dieu, en Lui ren­dant grâces. La li­tur­gie a un ca­rac­tère es­cha­to­lo­gique évident : nous y fai­sons dé­jà l’expérience du Royaume de Dieu, avec le monde angélique.

Conte­nu théo­lo­gique
Le Tri­sa­gion res­semble beau­coup au Sanc­tus, puisque ces deux hymnes sont des chants an­gé­liques pro­cla­mant la sain­te­té de Dieu, et de fa­çon tri­ni­taire. Mais il y a une dif­fé­rence entre les deux : le Sanc­tus bi­blique de l’Ancien Tes­ta­ment ré­vé­lait la sain­te­té inef­fable du Dieu unique, tout en an­non­çant en fi­li­grane la Tri­ni­té (on ré­pète 3 fois « Saint ») ; tan­dis que le Tri­sa­gion est une ré­vé­la­tion ex­pli­cite de la Tri­ni­té : il ré­vèle que cette sain­te­té, liée à la na­ture di­vine -une- est par­ta­gée par les trois per­sonnes, cha­cune étant qua­li­fiée d’un nom qui lui est propre :
· Saint Dieu, le Père, source de tout, source même de la di­vi­ni­té (Père du Fils et source du Saint-Es­prit) source unique, source sans source, prin­cipe sans prin­cipe
· Saint Fort, le Fils, parce qu’Il a ré­vé­lé la puis­sance de Dieu dans la fai­blesse de Sa na­ture hu­maine et qu’Il vain­cu Sa­tan, le pé­ché et la mort
· Saint Im­mor­tel, le Saint-Es­prit, parce qu’il est le « do­na­teur de vie », Ce­lui qui res­sus­cite l’Homme de la mort9 et le déifie.

Les trois sont saints et par­tagent la sain­te­té, car la na­ture di­vine est sainte, mais chaque Per­sonne ma­ni­feste la sain­te­té di­vine se­lon Son ca­rac­tère hy­po­sta­tique. Le Tri­sa­gion consti­tue une vé­ri­table ré­vé­la­tion théo­lo­gique, un hymne tri­ni­taire. Et pour ac­cen­tuer son ca­rac­tère tri­ni­taire, le Tri­sa­gion est tou­jours chan­té trois fois de suite (on chante donc 9 fois « Saint », ce qui cor­res­pond aux 9 cercles angéliques).

Ce­ci est spé­ci­fi­que­ment or­tho­doxe. Lorsqu’on re­garde la tra­duc­tion en fran­çais du Tri­sa­gion dans des ou­vrages ca­tho­liques-ro­mains (« Dieu saint, saint et fort, saint et im­mor­tel »)10, on constate qu’ils n’ont pas per­çu le ca­rac­tère tri­ni­taire de cet hymne an­gé­lique : c’est le fruit d’une théo­lo­gie fi­lio­quiste.
Père Noël Ta­na­zacq
Rec­teur de la Pa­roisse Sainte-Ge­ne­viève-Saint Mar­tin
Mé­tro­pole Or­tho­doxe Rou­maine d’Europe oc­ci­den­tale et mé­ri­dio­nale
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1 St Pro­clus de Constan­ti­nople : pa­triarche de 434 à 446. Il lut­ta contre le nes­to­ria­nisme et ra­me­na la paix dans l’Eglise de Constan­ti­nople après les troubles liés à la des­ti­tu­tion et au mar­tyre de St Jean Chry­so­stome.
2 Théo­dose II : em­pe­reur d’Orient de 408 à 450. L’empereur d’Occident était Va­len­ti­nien III, de 424 à 455.
3 Dans les dif­fé­rents ré­cits de cette his­toire, il n’est pas pré­ci­sé qu’il s’agisse des Sé­ra­phins (on dit « les anges ». Mais St Jean Da­mas­cène dit qu’il s’agit des Sé­ra­phins (cf. note 6), comme dans la vi­sion d’Isaïe.
4 C’est d’autant plus re­mar­quable que l’hérésie mo­no­phy­site y se­ra condam­née. Or ce sont ces hé­ré­tiques qui fe­ront un ajout mo­no­phy­site au Tri­sa­gion (St…,St…,St…crucifié pour nous), qui se­ra condam­né au concile « qui­ni­sexte » de 692, ne ras­sem­blant que des évêques orien­taux (ca­non 81), mais qui existe tou­jours chez les non-chal­cé­do­niens. St Jean Da­mas­cène (VIIIe s.), qui a re­mar­qua­ble­ment com­men­té le Tri­sa­gion, dit que cet ajout est un « blas­phème » [Foi or­tho­doxe III, 10].
5Les Im­pro­pères sont un chant du Ven­dre­di Saint, dans le­quel le Christ fait des re­proches [im­pro­pa­rium] à son peuple. Re­mar­quable par son conte­nu théo­lo­gique et sa mé­lo­die, il est com­mun aux rites d’Orient et d’Occident, ce qui est as­sez rare.
6 On le qua­li­fie de « sé­ra­phique » parce que, se­lon la vi­sion d’Isaïe, il est chan­té d’abord - on pour­rait dire en­ton­né - par les Sé­ra­phins, le 1er cercle an­gé­lique, qui le trans­mettent hié­rar­chi­que­ment aux 8 autres cercles an­gé­liques : il est ain­si re­pris et chan­té par toutes les ar­mées cé­lestes. Ce­ci est très clai­re­ment ex­pri­mé dans la li­tur­gie chré­tienne, où le cé­lé­brant nomme la plu­part des cercles an­gé­liques, à la fin de la 1ère par­tie de l’anaphore. De plus « Sei­gneur Sa­baoth » si­gni­fie « Dieu des ar­mées cé­lestes », c’est à dire des anges.
7 Les li­tur­gistes l’appellent aus­si par­fois « Tri­sa­gion bi­blique », pour le dis­tin­guer du Tri­sa­gion li­tur­gique.
8 Il est pos­sible que ce­la eût lieu plus tôt, mais nous n’en avons l’attestation que dans l’Euchologe de Sé­ra­pion (Égypte, mi­lieu du IVe s.) et les Consti­tu­tions apos­to­liques (Sy­rie oc­ci­den­tale, vers 380).
9 Ce­ci était ex­pres­sé­ment an­non­cé par le pro­phète Ézé­chiel (VIe s. av. J-C) dans sa pro­phé­tie de la Ré­sur­rec­tion (Ez 37/9-10) : Dieu or­donne au pro­phète de par­ler à l’Esprit afin qu’Il « souffle sur ces morts et qu’ils re­vivent »…Il pro­phé­ti­sa, « et l’Esprit en­tra en eux et ils re­prirent vie ». et c’est confir­mé vers l’an 1000 par St Sy­méon le Nou­veau Théo­lo­gien, qui, dans sa grande prière à l’Esprit-Saint, Lui dit : « Viens, ré­sur­rec­tion des morts ».
10 Cette tra­duc­tion in­exacte se trouve même chez Pierre Le­brun (XVIIe s.) et Dom Gué­ran­ger (XIXe s.), qui sont deux émi­nents li­tur­gistes. Dans l’office ro­main du Ven­dre­di Saint le Tri­sa­gion était chan­té, avant Va­ti­can II, en grec et en la­tin : il n’y avait alors au­cune ambiguïté.