Aris­tote. La vraie jus­tice est de na­ture politique

Aris­tote, marbre ro­main
ori­gi­nal grec
Ly­sippe, sculp­teur (~330 av. JC)
Kuns­this­to­risches Mu­seum, Vienne 

Il ne faut pas perdre de vue que ce que nous cher­chons ici c’est non seule­ment le juste au sens ab­so­lu, mais aus­si le juste po­li­tique. Le juste po­li­tique c’est ce­lui qui règne entre des hommes dont la com­mu­nau­té de vie a pour but une exis­tence au­tar­cique, hommes qui sont libres et égaux, soit d’une éga­li­té pro­por­tion­nelle, soit d’une éga­li­té arith­mé­tique. En sorte que pour ceux chez qui ces condi­tions ne sont pas réa­li­sées, il n’existe pas de jus­tice po­li­tique ré­glant leurs rap­ports mu­tuels. Il n’y a qu’une sorte de jus­tice, qui a sim­ple­ment quelque res­sem­blance avec la jus­tice politique.

En ef­fet, le juste sup­pose des gens dont les rap­ports sont ré­gis par la loi, et la loi sup­pose des gens chez qui l’in­jus­tice se peut trou­ver : car la jus­tice (que rend un tri­bu­nal) est dis­cer­ne­ment du juste et de l’in­juste. Par­tout où il y a in­jus­tice, il y a aus­si des actes in­justes (mais par­tout où des actes in­justes sont com­mis, il n’y a pas for­cé­ment in­jus­tice); et qu’est-ce qu’a­gir in­jus­te­ment ? - c’est prendre pour soi une part ex­ces­sive des choses qui sont en elles-mêmes des biens, et une part in­suf­fi­sante des choses qui sont en elles-mêmes des maux.

Voi­là pour­quoi nous ne souf­frons pas que ce soit un homme qui com­mande, mais nous vou­lons que ce soit la loi ; parce qu’un homme ne com­mande que dans son propre in­té­rêt, et de­vient ty­ran. Le ma­gis­trat, au contraire, est le gar­dien de la jus­tice, et, s’il l’est de la jus­tice, il l’est aus­si de l’é­ga­li­té. Or, s’il est juste, il est cen­sé n’a­voir rien de plus que sa part (car il ne s’at­tri­bue pas une part plus grande des choses qui sont en soi des biens, à moins que ce ne soit en pro­por­tion de son mé­rite. Aus­si est-ce pour les autres qu’il tra­vaille ; et c’est pour cette rai­son qu’on dit que la jus­tice est le bien d’au­trui, ain­si qu’on l’a re­mar­qué pré­cé­dem­ment). Il faut donc lui ac­cor­der un sa­laire, sa­laire en hon­neur et en consi­dé­ra­tion. Quant à ceux à qui ce­la ne suf­fit pas, ce sont ceux qui de­viennent des tyrans.

Aris­tote (384-322 av. J.-C.), Ethique à Ni­co­maque, Livre V, cha­pitre 10, 1134a 25-b 7
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