Aris­tote. La po­li­tique vise avant tout la justice

Aris­tote, marbre ro­main
ori­gi­nal grec
Ly­sippe, sculp­teur (~330 av. JC)
Kuns­this­to­risches Mu­seum, Vienne 

Quand on veut y re­gar­der de près, il peut pa­raître sans doute fort ex­tra­or­di­naire que la fonc­tion de l’­homme d’État consiste dans la pos­si­bi­li­té d’é­tu­dier les moyens de s’as­su­rer la do­mi­na­tion la plus ab­so­lue sur les peuples voi­sins, que ces peuples le veuillent ou ne le veuillent pas. Com­ment pa­reil of­fice peut-il être ce­lui d’un homme d’État ou d’un lé­gis­la­teur, alors qu’il n’est même pas lé­gi­time ? Or n’a rien de lé­gi­time une au­to­ri­té qui s’exerce non pas avec jus­tice seule­ment, mais en­core avec une in­jus­tice ; et il est pos­sible de sou­mettre les autres à sa do­mi­na­tion même en de­hors de tout droit. — En outre, nous ne voyons non plus rien de sem­blable dans les autres sciences : ce n’est la fonc­tion ni du mé­de­cin ni du pi­lote d’u­ser de per­sua­sion ou de vio­lence, l’un en­vers ses ma­lades, l’autre en­vers ses passagers.

Néan­moins, la plu­part des hommes semblent pen­ser que l’art de gou­ver­ner des­po­ti­que­ment est l’art de l’­homme d’État et cette sorte de gou­ver­ne­ment que chaque peuple dé­clare in­juste et désa­van­ta­geux pour lui-même, il ne rou­git pas de l’exer­cer en­vers les autres, car si dans les af­faires qui les in­té­ressent per­son­nel­le­ment, les hommes ré­clament une au­to­ri­té res­pec­tueuse de la jus­tice, dans leurs re­la­tions avec les autres ils n’ont au­cun sou­ci de ce qui est juste. Mais c’est là une po­si­tion ab­surde, à moins d’ad­mettre que c’est la na­ture elle-même qui dis­tingue entre l’être des­ti­né à su­bir une au­to­ri­té des­po­tique et l’être qui n’y est pas des­ti­né, avec cette consé­quence que, s’il en est ain­si, on ne doit pas s’ef­for­cer de sou­mettre in­dif­fé­rem­ment tous les hommes à un pou­voir des­po­tique, mais seule­ment ceux qui y sont na­tu­rel­le­ment pré­dis­po­sés, pas plus qu’on n’a le droit de pour­suivre des êtres hu­mains à la chasse pour pour­voir à un fes­tin ou à un sa­cri­fice, mais seule­ment le gi­bier propre à ces usages, c’est-à-dire des ani­maux sau­vages comestibles.

J’a­joute qu’il est par­fai­te­ment pos­sible que même une ci­té iso­lée, n’ayant de rap­ports qu’a­vec elle-même, connaisse le bon­heur, c’est-à-dire soit sa­ge­ment gou­ver­née, puis­qu’il peut fort bien ar­ri­ver qu’un État soit ad­mi­nis­tré en un lieu quel­conque, en vase clos, et jouisse d’une bonne lé­gis­la­tion ; or dans cet État, la struc­ture de la consti­tu­tion ne se­ra pas orien­tée vers la guerre ni vers l’as­ser­vis­se­ment de ses en­ne­mis, toute idée de ce genre de­vant même être ex­clue. Il est donc évident que si tous les soins ap­por­tés à la pré­pa­ra­tion de la guerre doivent être te­nus pour des plus ho­no­rables, ils ne consti­tuent ce­pen­dant pas la fin su­prême de l’ac­ti­vi­té en­tière de l’État, mais seule­ment des moyens en vue de cette fin. Et l’of­fice du sage lé­gis­la­teur est de consi­dé­rer, pour un État, une race ou toute autre com­mu­nau­té, com­ment se­ra réa­li­sée leur par­ti­ci­pa­tion à une vie bonne, et au bon­heur qu’il leur est pos­sible d’at­teindre. Les lois que le lé­gis­la­teur édic­te­ra ne se­ront ce­pen­dant pas tou­jours les mêmes : et c’est son of­fice de voir, dans le cas où il existe des voi­sins, à quelles sortes d’ac­ti­vi­tés on doit se li­vrer d’a­près leurs dif­fé­rents ca­rac­tères, ou com­ment on adop­te­ra les me­sures qui conviennent à cha­cun d’eux.

Aris­tote (384-322 av. J.-C.), Po­li­tique, VII, 2, 1324 b 22
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