Aris­tote. Quelle est la par­faite amitié ?

Ra­phaël (1483-1520)
L’É­cole d’A­thènes, Aris­tote, dé­tail (1510)
Mu­sées du Vatican 

La par­faite ami­tié est celle des hommes ver­tueux et qui sont sem­blables en ver­tu : car ces amis-là se sou­haitent pa­reille­ment du bien les uns aux autres en tant qu’ils sont bons, et ils sont bons par eux-mêmes. Mais ceux qui sou­haitent du bien à leurs amis pour l’a­mour de ces der­niers sont des amis par ex­cel­lence (puis­qu’ils se com­portent ain­si l’un en­vers l’autre en rai­son de la propre na­ture de cha­cun d’eux, et non par ac­ci­dent); aus­si leur ami­tié per­siste-t-elle aus­si long­temps qu’ils sont eux-mêmes bons, et la ver­tu est une dis­po­si­tion stable. Et cha­cun d’eux est bon à la fois ab­so­lu­ment et pour son ami, puisque les hommes bons sont en même temps bons ab­so­lu­ment et utiles les uns aux autres. Et de la même fa­çon qu’ils sont bons, ils sont agréables aus­si l’un pour l’autre : les hommes bons sont à la fois agréables ab­so­lu­ment et agréables les uns pour les autres, puisque cha­cun fait ré­si­der son plai­sir dans les ac­tions qui ex­priment son ca­rac­tère propre, et par suite dans celles qui sont de même na­ture, et que, d’autre part, les ac­tions des gens de bien sont iden­tiques ou sem­blables à celles des autres gens de bien. Il est nor­mal qu’une ami­tié de ce genre soit stable, car en elle sont réunies toutes les qua­li­tés qui doivent ap­par­te­nir aux amis. Toute ami­tié, en ef­fet, a pour source le bien ou le plai­sir, bien ou plai­sir en­vi­sa­gés soit au sens ab­so­lu, soit seule­ment pour ce­lui qui aime, c’est-à-dire en rai­son d’une cer­taine res­sem­blance ; mais dans le cas de cette ami­tié, toutes les qua­li­tés que nous avons in­di­quées ap­par­tiennent aux amis par eux-mêmes (car en cette ami­tié les amis sont sem­blables aus­si pour les autres qua­li­tés) et ce qui est bon ab­so­lu­ment est aus­si agréable ab­so­lu­ment. Or ce sont là les prin­ci­paux ob­jets de l’a­mi­tié, et dès lors l’af­fec­tion et l’a­mi­tié existent chez ces amis au plus haut de­gré et en la forme la plus excellente.

Il est na­tu­rel que les ami­tiés de cette es­pèce soient rares, car de tels hommes sont en pe­tit nombre. En outre elles exigent comme condi­tion sup­plé­men­taire, du temps et des ha­bi­tudes com­munes, car, se­lon le pro­verbe, il n’est pas pos­sible de se connaître l’un l’autre avant d’a­voir consom­mé en­semble la me­sure de sel dont parle le dic­ton ni d’ad­mettre quel­qu’un dans son ami­tié, ou d’être réel­le­ment amis, avant que cha­cun des in­té­res­sés se soit mon­tré à l’autre comme un digne ob­jet d’a­mi­tié et lui ait ins­pi­ré de la confiance. Et ceux qui s’en­gagent ra­pi­de­ment dans les liens d’une ami­tié ré­ci­proque ont as­su­ré­ment la vo­lon­té d’être amis, mais ils ne le sont pas en réa­li­té, à moins qu’ils ne soient aus­si dignes d’être ai­més l’un et l’autre, et qu’ils aient connais­sance de leurs sen­ti­ments : car si la vo­lon­té de contrac­ter une ami­tié est prompte, l’a­mi­tié ne l’est pas.

Aris­tote (384-322 av. J.-C.), Éthique à Ni­co­maque, VIII, 4, 1156b
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