Hen­ri Berg­son. La du­rée toute pure

La du­rée toute pure est la forme que prend la suc­ces­sion de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il s’abstient d’établir une sé­pa­ra­tion entre l’état pré­sent et les états an­té­rieurs. Il n’a pas be­soin, pour ce­la, de s’absorber tout en­tier dans la sen­sa­tion ou l’idée qui passe, car alors, au contraire, il ces­se­rait de du­rer. Il n’a pas be­soin non plus d’oublier les états an­té­rieurs : il suf­fit qu’en se rap­pe­lant ces états il ne les jux­ta­pose pas à l’état ac­tuel comme un point à un autre point, mais les or­ga­nise avec lui, comme il ar­rive quand nous nous rap­pe­lons, fon­dues pour ain­si dire en­semble, les notes d’une mélodie.

Ne pour­rait-on pas dire que, si ces notes se suc­cèdent, nous les aper­ce­vons néan­moins les unes dans les autres, et que leur en­semble est com­pa­rable à un être vi­vant, dont les par­ties, quoique dis­tinctes, se pé­nètrent par l’effet même de leur so­li­da­ri­té ? La preuve en est que si nous rom­pons la me­sure en in­sis­tant plus que de rai­son sur une note de la mé­lo­die, ce n’est pas sa lon­gueur exa­gé­rée, en tant que lon­gueur, qui nous aver­ti­ra de notre faute, mais le chan­ge­ment qua­li­ta­tif ap­por­té par là à l’ensemble de la phrase musicale.

On peut donc conce­voir la suc­ces­sion sans la dis­tinc­tion, et comme une pé­né­tra­tion mu­tuelle, une so­li­da­ri­té, une or­ga­ni­sa­tion in­time d’éléments, dont cha­cun re­pré­sen­ta­tif du tout, ne s’en dis­tingue et ne s’en isole que pour une pen­sée ca­pable d’abstraire. Telle est sans au­cun doute la re­pré­sen­ta­tion que se fe­rait de la du­rée un être à la fois iden­tique et chan­geant, qui n’aurait au­cune idée de l’espace.

Hen­ri Berg­son (1859-1941), Es­sai sur les don­nées im­mé­diates de la conscience, Cha­pitre II : De la mul­ti­pli­ci­té des états de conscience : l’i­dée de du­rée
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