Hen­ri Berg­son. La créa­tion de soi par soi

L’effort est pé­nible, mais il est aus­si pré­cieux, plus pré­cieux en­core que l’œuvre où il abou­tit, parce que, grâce à lui, on a ti­ré de soi plus qu’il n’y avait, on s’est haus­sé au-des­sus de soi-même. Or, cet ef­fort n’eût pas été pos­sible sans la ma­tière : par la ré­sis­tance qu’elle op­pose et par la do­ci­li­té où nous pou­vons l’amener, elle est à la fois l’obstacle, l’instrument et le sti­mu­lant ; elle éprouve notre force, en garde l’empreinte et en ap­pelle l’intensification. Les phi­lo­sophes qui ont spé­cu­lé sur la si­gni­fi­ca­tion de la vie et sur la des­ti­née de l’homme n’ont pas as­sez re­mar­qué que la na­ture a pris la peine de nous ren­sei­gner là-des­sus elle-même. Elle nous aver­tit par un signe pré­cis que notre des­ti­na­tion est at­teinte. Ce signe est la joie.

Je dis la joie, je ne dis pas le plai­sir. Le plai­sir n’est qu’un ar­ti­fice ima­gi­né par la na­ture pour ob­te­nir de l’être vi­vant la conser­va­tion de la vie ; il n’indique pas la di­rec­tion où la vie est lan­cée. Mais la joie an­nonce tou­jours que la vie a réus­si, qu’elle a ga­gné du ter­rain, qu’elle a rem­por­té une vic­toire : toute grande joie a un ac­cent triom­phal. Or, si nous te­nons compte de cette in­di­ca­tion et si nous sui­vons cette nou­velle ligne de faits, nous trou­vons que par­tout où il y a joie, il y a créa­tion : plus riche est la créa­tion, plus pro­fonde est la joie. La mère qui re­garde son en­fant est joyeuse, parce qu’elle a conscience de l’avoir créé, phy­siquement et mo­ra­le­ment. Le com­mer­çant qui dé­ve­loppe ses af­faires, le chef d’usine qui voit pros­pé­rer son in­dus­trie, est-il joyeux en rai­son de l’argent qu’il gagne et de la no­to­rié­té qu’il acquiert ?

Ri­chesse et consi­dé­ra­tion entrent évi­dem­ment pour beau­coup dans la sa­tis­fac­tion qu’il res­sent, mais elles lui ap­portent des plai­sirs plu­tôt que de la joie, et ce qu’il goûte de joie vraie est le sen­ti­ment d’avoir mon­té une en­tre­prise qui marche, d’avoir ap­pe­lé quelque chose à la vie. Pre­nez des joies ex­cep­tion­nelles, celle de l’artiste qui a réa­li­sé sa pen­sée, celle du sa­vant qui a dé­cou­vert ou in­ven­té. Vous en­ten­drez dire que ces hommes tra­vaillent pour la gloire et qu’ils tirent leurs joies les plus vives de l’admiration qu’ils ins­pirent. Er­reur pro­fonde ! On tient à l’éloge et aux hon­neurs dans l’exacte me­sure où l’on n’est pas sûr d’avoir réussi.

[…] Si donc, dans tous les do­maines, le triomphe de la vie est la créa­tion, ne de­vons-nous pas sup­po­ser que la vie hu­maine a sa rai­son d’être dans une créa­tion qui peut, à la dif­fé­rence de celle de l’artiste et du sa­vant, se pour­suivre à tout mo­ment chez tous les hommes : la créa­tion de soi par soi, l’agrandissement de la per­son­na­li­té par un ef­fort qui tire beau­coup de peu, quelque chose de rien, et ajoute sans cesse à ce qu’il y avait de ri­chesse dans le monde ?

Hen­ri Berg­son (1859-1941), L’Énergie spi­ri­tuelle
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