Re­né Des­cartes. Uti­li­té de la philosophie

D’a­près Frans Hals (~1580-1666)
Re­né Des­cartes, dé­tail (1649)
Mu­sée du Louvre, Paris 

J’au­rais en­suite fait consi­dé­rer l’u­ti­li­té de cette phi­lo­so­phie, et mon­tré que, puis­qu’elle s’é­tend à tout ce que l’es­prit hu­main peut sa­voir, on doit croire que c’est elle seule qui nous dis­tingue des plus sau­vages et bar­bares, et que chaque na­tion est d’au­tant plus ci­vi­li­sée et po­lie que les hommes y phi­lo­sophent mieux ; et ain­si que c’est le plus grand bien qui puisse être dans un État que d’a­voir de vrais philosophes.

Et outre ce­la que, pour chaque homme en par­ti­cu­lier, il n’est pas seule­ment utile de vivre avec ceux qui s’ap­pliquent à cette étude, mais qu’il est in­com­pa­ra­ble­ment meilleur de s’y ap­pli­quer soi-même ; comme sans doute il vaut beau­coup mieux se ser­vir de ses propres yeux pour se conduire, et jouir par même moyen de la beau­té des cou­leurs et de la lu­mière, que non pas de les avoir fer­més et suivre la conduite d’un autre ; mais ce der­nier est en­core meilleur que de les te­nir fer­més et n’a­voir que soi pour se conduire. Or, c’est pro­pre­ment avoir les yeux fer­més, sans tâ­cher ja­mais de les ou­vrir, que de vivre sans phi­lo­so­pher ; et le plai­sir de voir toutes les choses que notre vue dé­couvre n’est point com­pa­rable à la sa­tis­fac­tion que donne la connais­sance de celles qu’on trouve par la phi­lo­so­phie ; et, en­fin, cette étude est plus né­ces­saire pour ré­gler nos mœurs et nous conduire en cette vie, que n’est l’u­sage de nos yeux pour gui­der nos pas.

Les bêtes brutes, qui n’ont que leur corps à conser­ver, s’oc­cupent conti­nuel­le­ment à cher­cher de quoi le nour­rir ; mais les hommes, dont la prin­ci­pale par­tie est l’es­prit, de­vraient em­ployer leurs prin­ci­paux soins à la re­cherche de la sa­gesse, qui en est la vraie nour­ri­ture ; et je m’as­sure aus­si qu’il y en a plu­sieurs qui n’y man­que­raient pas, s’ils avaient es­pé­rance d’y réus­sir, et qu’ils sussent com­bien ils en sont ca­pables. Il n’y a point d’âme tant soit peu noble qui de­meure si fort at­ta­chée aux ob­jets des sens qu’elle ne s’en dé­tourne quel­que­fois pour sou­hai­ter quelque autre plus grand bien, non­obs­tant qu’elle ignore sou­vent en quoi il consiste.

Ceux que la for­tune fa­vo­rise le plus, qui ont abon­dance de san­té, d’­hon­neurs, de ri­chesses, ne sont pas plus exempts de ce dé­sir que les autres ; au contraire, je me per­suade que ce sont eux qui sou­pirent avec le plus d’ar­deur après un autre bien, plus sou­ve­rain que tous ceux qu’ils pos­sèdent. Or, ce sou­ve­rain bien consi­dé­ré par la rai­son na­tu­relle sans la lu­mière de la foi, n’est autre chose que la connais­sance de la vé­ri­té par ses pre­mières causes, c’est-à-dire la sa­gesse, dont la phi­lo­so­phie est l’é­tude. Et, parce que toutes ces choses sont en­tiè­re­ment vraies, elles ne se­raient pas dif­fi­ciles à per­sua­der si elles étaient bien déduites.

Re­né Des­cartes (1596-1650), Prin­cipes de la phi­lo­so­phie, lettre-pré­face
> Bio­gra­phie