Em­ma­nuel Kant. Dis­ci­pline et homme sauvage

École d’An­ton Graff (1736-1813)
Por­trait d’Em­ma­nuel Kant (~1790)
Mu­seum Stadt Kö­nig­sberg, Duisburg 


La dis­ci­pline nous fait pas­ser de l’é­tat ani­mal à ce­lui d’­homme. Un ani­mal est par son ins­tinct même tout ce qu’il peut être ; une rai­son étran­gère a pris d’a­vance pour lui tous les soins in­dis­pen­sables. Mais l’­homme a be­soin de sa propre rai­son. Il n’a pas d’ins­tinct, et il faut qu’il se fasse à lui-même son plan de conduite. Mais, comme il n’en est pas im­mé­dia­te­ment ca­pable, et qu’il ar­rive dans le monde à l’é­tat sau­vage, il a be­soin du se­cours des autres. L’es­pèce hu­maine est obli­gée de ti­rer peu à peu d’elle-même par ses propres ef­forts toutes les qua­li­tés na­tu­relles qui ap­par­tiennent à l’­hu­ma­ni­té. Une gé­né­ra­tion fait l’é­du­ca­tion de l’autre. On ne peut cher­cher le pre­mier com­men­ce­ment dans un état brut ou dans un état par­fait de ci­vi­li­sa­tion ; mais, dans ce se­cond cas, il faut en­core ad­mettre que l’­homme est re­tom­bé en­suite à l’é­tat sau­vage et dans la barbarie.

La dis­ci­pline em­pêche l’­homme de se lais­ser dé­tour­ner de sa des­ti­na­tion, de l’­hu­ma­ni­té, par ses pen­chants bru­taux. Il faut, par exemple, qu’elle le mo­dère, afin qu’il ne se jette pas dans le dan­ger comme un être in­domp­té ou un étour­di. Mais la dis­ci­pline est pu­re­ment né­ga­tive, car elle se borne à dé­pouiller l’­homme de sa sau­va­ge­rie ; l’ins­truc­tion au contraire est la par­tie po­si­tive de l’é­du­ca­tion. La sau­va­ge­rie est l’in­dé­pen­dance à l’é­gard de toutes les lois. La dis­ci­pline sou­met l’­homme aux lois de l’­hu­ma­ni­té, et com­mence à lui faire sen­tir la contrainte des lois. Mais ce­la doit avoir lieu de bonne heure. […]

Il n’y a per­sonne qui, ayant été né­gli­gé dans sa jeu­nesse, ne soit ca­pable d’a­per­ce­voir dans l’âge mûr en quoi il a été né­gli­gé, soit dans la dis­ci­pline, soit dans la culture (car on peut nom­mer ain­si l’ins­truc­tion). Ce­lui qui n’est point culti­vé est brut ; ce­lui qui n’est pas dis­ci­pli­né est sau­vage. Le manque de dis­ci­pline est un mal pire que le dé­faut de culture, car ce­lui-ci peut en­core se ré­pa­rer plus tard, tan­dis qu’on ne peut plus chas­ser la sau­va­ge­rie et cor­ri­ger un dé­faut de dis­ci­pline. Peut-être l’é­du­ca­tion de­vien­dra-t-elle tou­jours meilleure, et cha­cune des gé­né­ra­tions qui se suc­cé­de­ront fe­ra-t-elle un pas de plus vers le per­fec­tion­ne­ment de l’­hu­ma­ni­té ; car c’est dans le pro­blème de l’é­du­ca­tion que gît le grand se­cret de la per­fec­tion de la na­ture hu­maine. On peut mar­cher dé­sor­mais dans cette voie. Car on com­mence au­jourd’­hui à ju­ger exac­te­ment et à aper­ce­voir clai­re­ment ce qui consti­tue pro­pre­ment une bonne édu­ca­tion. Il est doux de pen­ser que la na­ture hu­maine se­ra tou­jours mieux dé­ve­lop­pée par l’é­du­ca­tion et que l’on peut ar­ri­ver à lui don­ner la forme qui lui convient par ex­cel­lence. Ce­la nous dé­couvre la pers­pec­tive du bon­heur fu­tur de l’es­pèce humaine.

Em­ma­nuel Kant (1724-1804), Trai­té de pé­da­go­gie, in­tro­duc­tion
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