Em­ma­nuel Kant. Se rendre digne de la vie

Adolf von Hey­deck (1787-1856)
Por­trait d’Em­ma­nuel Kant, XIXe s.
Mu­seum Stadt Kö­nig­sberg, Duisburg 

La na­ture a vou­lu que l’­homme tire en­tiè­re­ment de lui-même tout ce qui dé­passe l’a­gen­ce­ment mé­ca­nique de son exis­tence ani­male et qu’il ne par­ti­cipe à au­cun autre bon­heur ou à au­cune autre per­fec­tion que ceux qu’il s’est créés lui-même, libre de l’ins­tinct, par sa propre raison.

La na­ture, en ef­fet, ne fait rien en vain et n’est pas pro­digue dans l’u­sage des moyens qui lui per­mettent de par­ve­nir à ses fins. Don­ner à l’­homme la rai­son et la li­ber­té du vou­loir qui se fonde sur cette rai­son, c’est dé­jà une in­di­ca­tion claire de son des­sein en ce qui concerne la do­ta­tion de l’­homme. L’­homme ne doit donc pas être di­ri­gé par l’ins­tinct ; ce n’est pas une connais­sance in­née qui doit as­su­rer son ins­truc­tion, il doit bien plu­tôt ti­rer tout de lui-même.

La dé­cou­verte d’a­li­ments, l’in­ven­tion des moyens de se cou­vrir et de pour­voir à sa sé­cu­ri­té et à sa dé­fense (pour ce­la la na­ture ne lui a don­né ni les cornes du tau­reau, ni les griffes du lion, ni les crocs du chien, mais seule­ment les mains), tous les di­ver­tis­se­ments qui peuvent rendre la vie agréable, même son in­tel­li­gence et sa pru­dence et aus­si bien la bon­té de son vou­loir, doivent être en­tiè­re­ment son œuvre.

La na­ture semble même avoir trou­vé du plai­sir à être la plus éco­nome pos­sible, elle a me­su­ré la do­ta­tion ani­male des hommes si court et si juste pour les be­soins si grands d’une exis­tence com­men­çante, que c’est comme si elle vou­lait que l’­homme dût par­ve­nir par son tra­vail à s’é­le­ver de la plus grande ru­desse d’au­tre­fois à la plus grande ha­bi­le­té, à la per­fec­tion in­té­rieure de son mode de pen­ser et par là (au­tant qu’il est pos­sible sur terre) au bon­heur, et qu’il dût ain­si en avoir tout seul le mé­rite et n’en être re­de­vable qu’à lui-même ; c’est aus­si comme si elle te­nait plus à ce qu’il par­vînt à l’es­time rai­son­nable de soi qu’au bien-être. Car dans le cours des af­faires hu­maines, il y a une foule de peines qui at­tendent l’­homme. Or il semble que la na­ture ne s’est pas du tout pré­oc­cu­pée de son bien-être mais a te­nu à ce qu’il tra­vaille as­sez à se for­mer pour se rendre digne, par sa conduite, de la vie et du bien-être.

Em­ma­nuel Kant (1724-1804), Idée d’une his­toire uni­ver­selle au point de vue cos­mo­po­li­tique, Prop. 3
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