Em­ma­nuel Kant. L´idée de progrès …

John Chap­man (~1792-1823)
Em­ma­nuel Kant, dé­tail


… ex­pli­ca­tive et conso­lante à la fois

C’est un pro­jet à vrai dire étrange, et en ap­pa­rence ex­tra­va­gant, que de vou­loir com­po­ser une his­toire d’a­près l’i­dée de la marche que le monde de­vrait suivre, s’il était adap­té à des buts rai­son­nables cer­tains. Il semble qu’a­vec une telle in­ten­tion, on ne puisse abou­tir qu’à un ro­man. Ce­pen­dant, si on peut ad­mettre que la na­ture même, dans le jeu de la li­ber­té hu­maine, n’a­git pas sans plan ni sans des­sein fi­nal, cette idée pour­rait bien de­ve­nir utile. Et, bien que nous ayons une vue trop courte pour pé­né­trer dans le mé­ca­nisme se­cret de son or­ga­ni­sa­tion, cette idée pour­rait nous ser­vir de fil conduc­teur pour nous re­pré­sen­ter ce qui ne se­rait sans ce­la qu’un agré­gat des ac­tions hu­maines comme for­mant, du moins en gros, un système.

Par­tons en ef­fet de l’­his­toire grecque, la seule qui nous trans­mette toutes les autres his­toires qui lui sont an­té­rieures ou contem­po­raines, ou qui du moins nous ap­porte des do­cu­ments à ce su­jet. Sui­vons son in­fluence sur la for­ma­tion et le dé­clin du corps po­li­tique du peuple ro­main, le­quel a ab­sor­bé l’État grec. Puis l’in­fluence du peuple ro­main sur les bar­bares qui à leur tour le dé­trui­sirent, pour en ar­ri­ver jus­qu’à notre époque. Mais joi­gnons-y en même temps épi­so­di­que­ment l’­his­toire po­li­tique des autres peuples, telle que la connais­sance en est peu à peu par­ve­nue à nous par l’in­ter­mé­diaire pré­ci­sé­ment de ces na­tions éclai­rées. On ver­ra alors ap­pa­raître un pro­grès ré­gu­lier du per­fec­tion­ne­ment de la consti­tu­tion po­li­tique dans notre conti­nent (qui vrai­sem­bla­ble­ment don­ne­ra un jour des lois à tous les autres).

Bor­nons-nous donc à consi­dé­rer la consti­tu­tion po­li­tique et ses lois d’une part, dans la me­sure où les deux choses ont, par ce qu’elles ren­fer­maient de bon, ser­vi pen­dant un cer­tain temps à éle­ver des peuples (du même coup à éle­ver les arts et les sciences), et à les faire briller, mais dans la me­sure aus­si où ils ont ser­vi à pré­ci­pi­ter leur chute par des im­per­fec­tions in­hé­rentes à leur na­ture en sorte qu’il est pour­tant tou­jours res­té un germe de lu­mière, germe qui, au tra­vers de chaque ré­vo­lu­tion se dé­ve­lop­pant da­van­tage, a pré­pa­ré un plus haut de­gré de per­fec­tion­ne­ment. Alors nous dé­cou­vri­rons un fil conduc­teur qui ne se­ra pas seule­ment utile à l’ex­pli­ca­tion du jeu em­brouillé des af­faires hu­maines ou à la pro­phé­tie po­li­tique des trans­for­ma­tions ci­viles fu­tures (pro­fit qu’on a dé­jà ti­ré de l’­his­toire des hommes, tout en ne la consi­dé­rant que comme le ré­sul­tat in­co­hé­rent d’une li­ber­té sans règle). Mais ce fil conduc­teur ou­vri­ra en­core (ce qu’on ne peut rai­son­na­ble­ment es­pé­rer sans pré­sup­po­ser un plan de la na­ture) une pers­pec­tive conso­lante sur l’a­ve­nir ou l’es­pèce hu­maine nous se­ra re­pré­sen­tée dans une ère très loin­taine sous l’as­pect qu’elle cherche de toutes ses forces à re­vê­tir : s’é­le­vant jus­qu’à l’é­tat où tous les germes que la na­ture a pla­cés en elle pour­ront être plei­ne­ment dé­ve­lop­pés et où sa des­ti­née ici-bas se­ra plei­ne­ment remplie.

Une telle jus­ti­fi­ca­tion de la na­ture ou mieux de la Pro­vi­dence n’est pas un mo­tif né­gli­geable pour choi­sir un centre par­ti­cu­lier de pers­pec­tive sur le monde. Car à quoi bon chan­ter la ma­gni­fi­cence et la sa­gesse de la créa­tion dans le do­maine de la na­ture où la rai­son est ab­sente. A quoi bon re­com­man­der cette contem­pla­tion, si, sur la vaste scène où agit la sa­gesse su­prême, nous trou­vons un ter­rain qui four­nit une ob­jec­tion iné­luc­table et dont la vue nous oblige à dé­tour­ner les yeux avec mau­vaise hu­meur de ce spec­tacle ? Et ce se­rait le ter­rain même qui re­pré­sente le but fi­nal de tout le reste : l’­his­toire de l’es­pèce hu­maine. Car nous déses­pé­re­rions alors de ja­mais ren­con­trer ici un des­sein ache­vé et rai­son­nable, et nous ne pour­rions plus es­pé­rer cette ren­contre que dans un autre monde.

Em­ma­nuel Kant (1724-1804), Idée d’une his­toire uni­ver­selle au point de vue cos­mo­po­li­tique
Bio­gra­phie