Em­ma­nuel Lé­vi­nas. Vi­sage et discours

Caïn et Abel, XIIIe s.
Chartres

Vi­sage et dis­cours sont liés. Le vi­sage parle. Il parle, en ce­ci que c’est lui qui rend pos­sible et com­mence tout dis­cours. Je re­fuse la no­tion de vi­sion pour dé­crire la re­la­tion au­then­tique avec au­trui ; c’est le dis­cours, et, plus exac­te­ment, la ré­ponse ou la res­pon­sa­bi­li­té, qui est cette re­la­tion au­then­tique. J’ai tou­jours dis­tin­gué, en ef­fet, dans le dis­cours, le dire et le dit. Que le dire doive com­por­ter un dit est une né­ces­si­té du même ordre que celle qui im­pose une so­cié­té, avec des lois, des ins­ti­tu­tions et des re­la­tions so­ciales. Mais le dire, c’est le fait que de­vant le vi­sage je ne reste pas sim­ple­ment là à le contem­pler, je lui ré­ponds. Le dire est une ma­nière de sa­luer au­trui, mais sa­luer au­trui, c’est dé­jà ré­pondre de lui. Il est dif­fi­cile de se taire en pré­sence de quel­qu’un ; cette dif­fi­cul­té a son fon­de­ment ul­time dans cette si­gni­fi­ca­tion propre du dire, quel que soit le dit. Il faut par­ler de quelque chose, de la pluie et du beau temps, peu im­porte, mais par­ler, ré­pondre à lui et dé­jà ré­pondre de lui.

Le « Tu ne tue­ras point » est la pre­mière pa­role du vi­sage. Or c’est un ordre. Il y a dans l’ap­pa­ri­tion du vi­sage un com­man­de­ment, comme si un maître me par­lait. Pour­tant, en même temps, le vi­sage d’au­trui est dé­nué ; c’est le pauvre pour le­quel je peux tout et à qui je dois tout. Et moi, qui que je sois, mais en tant que « pre­mière per­sonne », je suis ce­lui qui se trouve des res­sources pour ré­pondre à l’ap­pel. Quelle que soit la mo­ti­va­tion qui ex­plique cette in­ver­sion, (dans le cas de la vio­lence), l’a­na­lyse du vi­sage telle que je viens de la faire, avec la maî­trise d’au­trui et sa pau­vre­té, avec ma sou­mis­sion et ma ri­chesse, est pre­mière. Elle est le pré­sup­po­sé de toutes les re­la­tions hu­maines. S’il n’y avait pas ce­la, nous ne di­rions même pas, de­vant une porte ou­verte : « Après vous, Mon­sieur !» C’est un « Après vous, Mon­sieur !» ori­gi­nel que j’ai es­sayé de décrire.

Dans l’ac­cès au vi­sage, il y a cer­tai­ne­ment aus­si un ac­cès à l’i­dée de Dieu. Chez Des­cartes, l’i­dée de l’In­fi­ni reste une idée théo­ré­tique, une contem­pla­tion, un sa­voir. Je pense, quant à moi, que la re­la­tion à l’In­fi­ni n’est pas un sa­voir, mais un Dé­sir. J’ai es­sayé de dé­crire la dif­fé­rence du Dé­sir et du be­soin par le fait que le Dé­sir ne peut être sa­tis­fait ; que le Dé­sir, en quelque ma­nière, se nour­rit de ses propres faims et s’aug­mente de sa sa­tis­fac­tion ; que le Dé­sir est comme une pen­sée qui pense plus qu’elle ne pense, ou plus que ce qu’elle pense. Struc­ture pa­ra­doxale, sans doute, mais qui ne l’est pas plus que cette pré­sence de l’In­fi­ni dans un acte fini.

Em­ma­nuel Lé­vi­nas (1906-1995), Éthique et in­fi­ni
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