Em­ma­nuel Lé­vi­nas. Le vi­sage, ex­pé­rience de l’autre

Le vi­sage, c’est fi­na­le­ment l’expérience de l’autre, la ren­contre de l’étrangeté en face et au-des­sus de moi, la bu­tée de l’extériorité. Il faut en par­ler d’abord en termes d’opposition et de non-ré­duc­ti­bi­li­té à un genre uni­ver­sel ou com­mun. « Toi, c’est toi. » Au­trui me fait face, mar­quant du coup une dis­tance in­fran­chis­sable. Il vient d’une ré­gion que je ne re­join­drai ja­mais. Il creuse en moi un dé­sir que je ne ras­sa­sie­rai ja­mais. Il ouvre une aven­ture qui ne lais­se­ra per­sonne in­demne. Il ré­siste à tout accaparement.

Cette al­té­ri­té du vi­sage conjugue hau­teur et abais­se­ment. La hau­teur est celle du sei­gneur qui me com­mande, du maître qui m’assigne à la tâche, de l’enseignant qui me jauge. Al­ler de moi à au­trui n’est ja­mais al­ler du pa­reil au même. L’abaissement est ce­lui du pauvre, de l’étranger, de la veuve et de l’orphelin qui mendient.

Du coup, l’altérité est sy­no­nyme de nu­di­té. « Le dé­voi­le­ment du vi­sage est nu­di­té – non-forme – aban­don de soi, vieillis­se­ment, mou­rir ; plus nu que la nu­di­té : pau­vre­té, peau à rides ; peau à rides : trace de soi-même. » 1 Le vi­sage est tou­jours sur le point de se dé­pouiller des men­songes et des formes. Il s’expose sans dé­fense et sans re­cours à la mort. Et c’est pour­quoi il est tour­né vers moi.

Le vi­sage de l’autre me conduit à par­ler de moi car il ne cesse de me sup­plier. C’est seule­ment à par­tir d’autrui que je me dé­couvre dans ma res­pon­sa­bi­li­té et ma vul­né­ra­bi­li­té. Car la dif­fé­rence per­çue se vit dans la non-indifférence.

Res­pon­sa­bi­li­té d’abord. Car le vi­sage m’affecte non pas à l’indicatif mais à l’impératif. À son in­jonc­tion, je ne peux que ré­pondre : « Me voi­ci ». Je de­viens son obli­gé. « La proxi­mi­té du pro­chain, c’est ma res­pon­sa­bi­li­té pour lui : ap­pro­cher, c’est être gar­dien de son frère ; être gar­dien de son frère, c’est être son otage. » 2 Jus­tice bien or­don­née com­mence par l’autre homme. « Être Moi si­gni­fie dès lors ne pas pou­voir me dé­ro­ber à la res­pon­sa­bi­li­té. L’unicité du Moi, c’est le fait que per­sonne ne peut ré­pondre à ma place. » 3 Res­pon­sa­bi­li­té in­com­pa­rable, illi­mi­tée et unique.

Vul­né­ra­bi­li­té en­suite. La vi­si­ta­tion du vi­sage de l’Autre brise la maî­trise du moi. Im­pos­sible de ré­sis­ter à ce­lui qui vient à moi du fond de sa nu­di­té. « Seul un moi vul­né­rable peut ai­mer son pro­chain. » 4 Un moi mou­rant à lui-même, sus­pen­dant son ju­ge­ment propre, dé­bus­qué de ses certitudes.

La ren­contre de l’altérité et de la nu­di­té du vi­sage de l’Autre avec la res­pon­sa­bi­li­té et la vul­né­ra­bi­li­té du moi si­gni­fie l’asymétrie de la re­la­tion de l’un à l’autre. En pleine fi­dé­li­té bi­blique, au­trui a tou­jours la pri­mau­té et la pré­cel­lence. « Après vous, Mon­sieur. » Le « je » est ser­vi­teur du « tu ». Pen­ser l’Autre dans l’égalité ris­que­rait de le ré­duire à un autre moi-même. Pour Lé­vi­nas, il ne s’agit pas d’aimer son pro­chain comme soi-même, mais de l’aimer plu­tôt que soi-même, avant soi-même, pour et comme lui-même. Il faut re­tra­duire le se­cond com­man­de­ment : « Aime ton pro­chain comme toi-même » en « Aime ton pro­chain : cet amour est toi-même. » La re­la­tion in­ter­per­son­nelle est donc fon­ciè­re­ment dis­sy­mé­trique. Le dia­logue est in­égal. « Je suis res­pon­sable d’autrui sans at­tendre la ré­ci­proque, dû-il m’en coû­ter la vie. La ré­ci­proque c’est son af­faire. Le moi a tou­jours une res­pon­sa­bi­li­té de plus que tous les autres. » 5 Si tous les hommes sont res­pon­sables les uns des autres, le moi l’est plus que tout le monde. Il s’accomplit dans la gra­tui­té du hors-de-soi-pour-l’autre, dans le sa­cri­fice. On n’est ja­mais quitte avec le prochain.

Bru­no Che­nu, ex­trait de La trace d’un vi­sage
> Bio­gra­phie
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1 Au­tre­ment qu’être ou au-de­là de l’essence, La Haye 1974, p. 112
2 Dieu et la Phi­lo­so­phie, in Le nou­veau Com­merce, n°30-31, 1975, p. 121
3 En dé­cou­vrant l’existence avec Hus­serl et Hei­deg­ger, 2e éd., Pa­ris 1967, p. 196
4 De Dieu qui vient à l’idée, Pa­ris 1982, p. 145
5 Éthique et In­fi­ni, Pa­ris 1982, p.105