Em­ma­nuel Lé­vi­nas. Vi­sages face à face

Je pense que l’ac­cès au vi­sage est d’emblée éthique. C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un men­ton, et que vous pou­vez les dé­crire, que vous vous tour­nez vers au­trui comme vers un ob­jet. La meilleure ma­nière de ren­con­trer au­trui, c’est de ne pas même re­mar­quer la cou­leur de ses yeux ! Quand on ob­serve la cou­leur des yeux, on n’est pas en re­la­tion so­ciale avec au­trui. La re­la­tion avec le vi­sage peut certes être do­mi­née par la per­cep­tion, mais ce qui est spé­ci­fi­que­ment vi­sage, c’est ce qui ne s’y ré­duit pas. Il y a d’a­bord la droi­ture même du vi­sage, son ex­po­si­tion droite, sans dé­fense. La peau du vi­sage est celle qui reste la plus nue, la plus dé­nuée. La plus nue, bien que d’une nu­di­té dé­cente. La plus dé­nuée aus­si : il y a dans le vi­sage une pau­vre­té es­sen­tielle ; la preuve en est qu’on es­saie de mas­quer cette pau­vre­té en se don­nant des poses, une conte­nance. Le vi­sage est ex­po­sé, me­na­cé, comme nous in­vi­tant à un acte de vio­lence. En même temps, le vi­sage est ce qui nous in­ter­dit de tuer.

Le vi­sage est si­gni­fi­ca­tion, et si­gni­fi­ca­tion sans contexte. Je veux dire qu’au­trui, dans la rec­ti­tude de son vi­sage, n’est pas un per­son­nage dans un contexte. D’or­di­naire, on est un « per­son­nage » : on est pro­fes­seur à la Sorbonne,vice-président du Conseil d’État, fils d’un­tel, tout ce qui est dans le pas­se­port, la ma­nière de se vê­tir, de se pré­sen­ter. Et toute si­gni­fi­ca­tion, au sens ha­bi­tuel du terme, est re­la­tive à un tel contexte : le sens de quelque chose tient dans sa re­la­tion à autre chose. Ici, au contraire, le vi­sage est sens à lui seul. Toi, c’est toi. En ce sens, on peut dire que le vi­sage n’est pas « vu ». Il est ce qui ne peut de­ve­nir un conte­nu, que votre pen­sée em­bras­se­rait ; il est l’in­con­te­nable, il vous mène au-delà.

Em­ma­nuel Lé­vi­nas (1906-1995), Éthique et in­fi­ni
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