Ba­ruch Spi­no­za. Rai­son et superstition

Si les hommes pou­vaient ré­gler toutes leurs af­faires sui­vant un avis ar­rê­té, ou en­core si la for­tune leur était tou­jours fa­vo­rable, ils ne se­raient ja­mais en proie à au­cune su­per­sti­tion ; mais ils en sont sou­vent ré­duis à une telle ex­tré­mi­té qu’ils ne peuvent s’arrêter à un avis et que, la plu­part du temps, du fait des biens in­cer­tains de la for­tune, qu’ils dé­si­rent sans me­sure, ils flottent mi­sé­ra­ble­ment entre l’espoir et la crainte ; c’est pour­quoi ils ont l’âme si en­cline à croire n’importe quoi : lorsqu’elle est dans le doute la moindre im­pul­sion la fait pen­cher fa­ci­le­ment d’un cô­té ou de l’autre ; et ce­la ar­rive bien plus fa­ci­le­ment en­core lorsqu’elle se trouve en sus­pens par l’espoir et la crainte qui l’agitent – alors qu’à d’autres mo­ments elle est gon­flée d’orgueil et de vantardise.

Ce­la, j’estime que nul ne l’ignore, bien que la plu­part, à ce que je crois, s’ignorent eux-mêmes. Per­sonne en ef­fet n’a vé­cu par­mi les hommes sans re­mar­quer que la plu­part, si grande soit leur in­ex­pé­rience, re­gorgent tel­le­ment de sa­gesse aux jours de pros­pé­ri­té que ce se­rait leur faire in­jure que de leur don­ner un avis ; dans l’adversité en re­vanche ils ne savent où se tour­ner, ils sol­li­citent un avis de cha­cun, et ils n’en trouvent au­cun trop stu­pide, ab­surde ou vain pour être sui­vi. En­fin, les plus lé­gers mo­tifs leur re­donnent des es­pé­rances ou les font re­tom­ber dans la peur. Car si, lorsqu’ils sont en proie à la crainte, ils voient ar­ri­ver quelque chose qui leur rap­pelle un bien ou un mal pas­sés, ils pensent y trou­ver l’annonce d’une is­sue heu­reuse ou mal­heu­reuse et, pour cette rai­son, bien que dé­çus cent fois, ils le nomment pré­sage fa­vo­rable ou fu­neste. Si, en outre, ils voient avec grand éton­ne­ment quelque chose d’insolite, ils croient qu’il s’agit d’un pro­dige qui ma­ni­feste la co­lère des dieux ou de la di­vi­ni­té su­prême ; ne pas l’apaiser par des sa­cri­fices et des prières pa­raît une im­pié­té à des hommes en proie à la su­per­sti­tion et éloi­gnés de la re­li­gion. Ils forgent de cette fa­çon d’infinies in­ven­tions et ils in­ter­prètent la na­ture de fa­çon éton­nante comme si toute en­tière elle dé­li­rait avec eux.

Ba­ruch Spi­no­za (1632-1677), Pré­face au Trai­té théo­lo­gi­co-po­li­tique (1670), §1-2
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