
Si les hommes pouvaient régler toutes leurs affaires suivant un avis arrêté, ou encore si la fortune leur était toujours favorable, ils ne seraient jamais en proie à aucune superstition ; mais ils en sont souvent réduis à une telle extrémité qu’ils ne peuvent s’arrêter à un avis et que, la plupart du temps, du fait des biens incertains de la fortune, qu’ils désirent sans mesure, ils flottent misérablement entre l’espoir et la crainte ; c’est pourquoi ils ont l’âme si encline à croire n’importe quoi : lorsqu’elle est dans le doute la moindre impulsion la fait pencher facilement d’un côté ou de l’autre ; et cela arrive bien plus facilement encore lorsqu’elle se trouve en suspens par l’espoir et la crainte qui l’agitent – alors qu’à d’autres moments elle est gonflée d’orgueil et de vantardise.
Cela, j’estime que nul ne l’ignore, bien que la plupart, à ce que je crois, s’ignorent eux-mêmes. Personne en effet n’a vécu parmi les hommes sans remarquer que la plupart, si grande soit leur inexpérience, regorgent tellement de sagesse aux jours de prospérité que ce serait leur faire injure que de leur donner un avis ; dans l’adversité en revanche ils ne savent où se tourner, ils sollicitent un avis de chacun, et ils n’en trouvent aucun trop stupide, absurde ou vain pour être suivi. Enfin, les plus légers motifs leur redonnent des espérances ou les font retomber dans la peur. Car si, lorsqu’ils sont en proie à la crainte, ils voient arriver quelque chose qui leur rappelle un bien ou un mal passés, ils pensent y trouver l’annonce d’une issue heureuse ou malheureuse et, pour cette raison, bien que déçus cent fois, ils le nomment présage favorable ou funeste. Si, en outre, ils voient avec grand étonnement quelque chose d’insolite, ils croient qu’il s’agit d’un prodige qui manifeste la colère des dieux ou de la divinité suprême ; ne pas l’apaiser par des sacrifices et des prières paraît une impiété à des hommes en proie à la superstition et éloignés de la religion. Ils forgent de cette façon d’infinies inventions et ils interprètent la nature de façon étonnante comme si toute entière elle délirait avec eux.
Baruch Spinoza (1632-1677), Préface au Traité théologico-politique (1670), §1-2
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