Ba­ruch Spi­no­za. La sta­bi­li­té de l’État


C’est une chose cer­taine en ef­fet, les hommes sont né­ces­sai­re­ment sou­mis à des af­fects, sont faits de telle sorte qu’ils éprouvent de la pi­tié pour ceux qui ont du mal­heur, de l’envie pour ceux qui ont du bon­heur ; qu’ils sont plus por­tés à la ven­geance qu’à la pi­tié ; de plus cha­cun dé­sire que les autres vivent confor­mé­ment à sa propre com­plexion, ap­prouvent ce que lui-même ap­prouve, et re­jettent ce que lui-même re­jette. D’où ré­sulte, tous vou­lant pa­reille­ment être les pre­miers, que des conflits éclatent entre eux, qu’ils s’efforcent de s’écraser les uns les autres, et que le vain­queur se glo­ri­fie plus d’avoir triom­phé de son ri­val que de s’être pro­cu­ré à lui-même quelque bien. Et sans doute tous sont per­sua­dés que sui­vant les en­sei­gne­ments de la re­li­gion, au contraire, cha­cun doit ai­mer son pro­chain comme soi-même, c’est-à-dire dé­fendre comme le sien propre le droit d’autrui ; mais nous avons mon­tré que cette per­sua­sion a peu de pou­voir sur les af­fec­tions. Elle triomphe à la vé­ri­té quand on est à l’article de la mort, c’est-à-dire quand la ma­la­die a vain­cu les pas­sions et que l’homme gît inerte, ou en­core dans les temples où les hommes n’ont pas à dé­fendre leurs in­té­rêts ; mais elle est sans ef­fi­ca­ci­té de­vant les tri­bu­naux ou à la Cour, où il se­rait le plus né­ces­saire qu’elle en eût. Nous avons mon­tré en outre que la rai­son peut bien conte­nir et gou­ver­ner les af­fects, mais nous avons vu en même temps que la voie qu’enseigne la rai­son est très dif­fi­cile ; ceux qui par suite se per­suadent qu’il est pos­sible d’amener la mul­ti­tude ou les hommes oc­cu­pés des af­faires pu­bliques à vivre se­lon les pré­ceptes de la rai­son, rêvent de l’âge d’or des poètes, c’est-à-dire se com­plaisent dans la fiction.

Un État dont le sa­lut dé­pend de la loyau­té de quelques per­sonnes, et dont les af­faires, pour être bien di­ri­gées, exigent que ceux qui les mènent veuillent agir loya­le­ment, n’aura au­cune sta­bi­li­té. Pour qu’il puisse sub­sis­ter il fau­dra or­don­ner les choses de telle sorte que ceux qui ad­mi­nistrent l’État, qu’ils soient gui­dés par la rai­son ou mus par les af­fects, ne puissent être ame­nés à agir d’une fa­çon dé­loyale ou contraire à l’intérêt gé­né­ral. Et peu im­porte à la sé­cu­ri­té de l’État quel mo­tif in­té­rieur ont les hommes de bien ad­mi­nis­trer les af­faires, pour­vu qu’en fait ils les ad­mi­nistrent bien : la li­ber­té de l’âme en ef­fet, c’est-à-dire le cou­rage, est une ver­tu pri­vée, la ver­tu né­ces­saire à l’État est la sécurité.

Ba­ruch Spi­no­za (1632-1677), Trai­té po­li­tique, ch. I, § 5 et 6
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