Saint An­selme. Dieu, dans l’intelligence

Gra­veur in­con­nu
Saint An­selme de Can­ter­bu­ry (1584)
Na­tio­nal Por­trait Gal­le­ry, London 


Mon Dieu, vous qui don­nez l’in­tel­li­gence à la foi, faites que je com­prenne, au­tant que vous le ju­gez utile, que vous exis­tez comme nous le croyons, et que vous êtes tel que nous vous croyons. La foi nous dit que vous êtes l’être par ex­cel­lence, l’être au-des­sus du­quel la pen­sée ne peut rien conce­voir. « L’in­sen­sé a dit dans son cœur : II n’y a point de Dieu » a-t-il dit vrai ? la foi nous trompe-t-elle quand elle af­firme l’exis­tence de la di­vi­ni­té ? non, certes. L’in­sen­sé lui-même, en en­ten­dant par­ler d’un être su­pé­rieur à tous les autres et au-des­sus du­quel la pen­sée ne peut rien conce­voir, com­prend né­ces­sai­re­ment ce qu’il en­tend. Or, ce qu’il com­prend existe dans son es­prit, bien qu’il en ignore l’exis­tence ex­té­rieure. Car autre chose est l’exis­tence d’un ob­jet dans l’in­tel­li­gence, autre chose la no­tion de l’exis­tence de cet ob­jet. Ain­si quand un peintre mé­dite un ta­bleau qu’il va bien­tôt je­ter sur la toile, ce ta­bleau existe dé­jà dans son es­prit, mais l’ar­tiste n’a pas en­core l’i­dée de l’exis­tence réelle d’une œuvre qu’il n’a pas en­core en­fan­tée. Il ne peut avoir cette idée que lorsque l’œuvre conçue dans son ima­gi­na­tion prend une forme et s’in­carne, pour ain­si dire, sous son pin­ceau. Dès lors cette œuvre existe à la fois et dans l’es­prit de l’ar­tiste et dans la réa­li­té. L’in­sen­sé lui-même est donc for­cé d’a­vouer qu’il existe, du moins dans l’in­tel­li­gence, quelque chose au-des­sus de la­quelle la pen­sée ne peut rien conce­voir, puis­qu’en en­ten­dant par­ler de cet être su­prême, quel qu’il soit, il com­prend ce qu’il en­tend, et que tout ce qui est com­pris existe dans l’in­tel­li­gence. Or, cet être su­prême au-des­sus du­quel la pen­sée ne peut rien conce­voir ne sau­rait exis­ter dans l’in­tel­li­gence seule ; car, en sup­po­sant que ce­la soit, rien n’empêche de le conce­voir comme exis­tant aus­si dans la réa­li­té, ce qui est un mode d’exis­tence su­pé­rieur au pre­mier. Si donc l’être su­prême exis­tait dans l’in­tel­li­gence seule, il y au­rait quelque chose que la pen­sée pour­rait conce­voir au-des­sus de lui, il ne se­rait plus l’être par ex­cel­lence, ce qui im­plique contra­dic­tion. Il existe donc sans au­cun doute, et dans l’in­tel­li­gence et dans la réa­li­té, un être au-des­sus du­quel la pen­sée ne peut rien concevoir.

St An­selme de Can­tor­bé­ry (1033-1109), Pros­lo­gion, ch. II
Bio­gra­phie