Saint An­selme. Dieu au-des­sus de la pensée

Saint An­selme de Can­ter­bu­ry
Bo­dleian Li­bra­ry, Oxford 

IV. Mais com­ment l’in­sen­sé a-t-il dit dans son cœur ce qu’il n’a pu pen­ser, ou com­ment n’a-t-il pu pen­ser ce qu’il a dit dans son cœur, puisque c’est une seule et même chose de dire dans son cœur et de pen­ser ? Pour ex­pli­quer cette contra­dic­tion, re­mar­quons qu’il y a deux ma­nières de pen­ser ou de dire dans son cœur, et ces deux ma­nières sont bien dif­fé­rentes. Autre chose est de pen­ser à un ob­jet en pen­sant au mot qui l’ex­prime, autre chose est de pen­ser à ce même ob­jet en ne son­geant qu’à ses pro­prié­tés es­sen­tielles. On peut conce­voir de la pre­mière fa­çon la non-exis­tence de Dieu, mais il est im­pos­sible de la conce­voir de la se­conde. Per­sonne, en son­geant aux pro­prié­tés es­sen­tielles du feu et de l’eau, ne peut pen­ser réel­le­ment que le feu soit l’eau, bien qu’il le puisse ver­ba­le­ment. Ain­si per­sonne, en son­geant aux at­tri­buts de Dieu, ne peut conce­voir sa non-exis­tence, bien qu’il puisse l’af­fir­mer dans son cœur en rap­pro­chant à sa fan­tai­sie deux idées in­com­pa­tibles, sa­voir, celle de Dieu et celle du néant, et en éta­blis­sant entre-elles, par la pa­role, un rap­port de conve­nance qu’elles n’ont pas dans la réalité.

Je dis que l’i­dée de Dieu ex­clut l’i­dée de néant, car Dieu est l’être su­prême, l’être au-des­sus du­quel la pen­sée ne peut rien conce­voir. Or l’i­dée d’un être su­prême ren­ferme celle d’une exis­tence né­ces­saire et ab­so­lue. L’i­dée du néant est in­com­pa­tible avec l’i­dée d’une pa­reille exis­tence ; elle est donc in­com­pa­tible avec l’i­dée d’un être su­prême, et par consé­quent avec l’i­dée de Dieu. Je vous rends grâces, ô mon dieu ! Je vous rends grâces de m’a­voir don­né d’a­bord la foi et d’a­voir en­suite éclai­ré mon in­tel­li­gence, en sorte que si je ne vou­lais pas croire à votre exis­tence, je se­rais en­core for­cé de la comprendre.

V. Qu’êtes-vous donc, mon Sei­gneur et mon Dieu, être su­prême au-des­sus du­quel la pen­sée ne peut rien conce­voir ? Qu’êtes-vous, si­non la cause pre­mière, né­ces­saire et ab­so­lue qui a ti­ré toutes choses du néant ? Toute créa­ture n’a qu’une exis­tence in­com­plète et bor­née, mais vous êtes la cause créa­trice de tout ce qui est, vous avez donc seul la plé­ni­tude de l’exis­tence. Or, quel bien peut man­quer à ce­lui qui est le sou­ve­rain bien et par qui tout bien existe ? Vous êtes donc juste, vrai, heu­reux. Vous êtes tout ce dont l’exis­tence est pré­fé­rable au néant. Or il vaut mieux être juste que d’être pri­vé de la jus­tice, heu­reux que d’être pri­vé du bonheur.

St An­selme de Can­tor­bé­ry (1033 –1109), Pros­lo­gion, ch. IV et V
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