
Proclamer, comme nous le faisons dans notre Credo, que le Christ est monté aux cieux, qu’il est entré dans la demeure de Dieu, revient à dire qu’il nous retire pendant quelque temps l’aspect visible de son humanité glorifiée, mais surtout qu’il n’existe plus d’abîme entre Dieu et le monde. Le Christ est désormais au cœur de toutes les humbles choses qui composent la vie de la terre, cette terre que nous ne pouvons laisser, puisqu’elle est notre mère.
Le Christ est au cœur de cette attente inconsciente qui travaille toute créature et qui l’oriente vers la participation à la glorification de son corps. Au cœur de l’histoire de cette terre, dont le cours aveugle, mais terriblement précis, se dirige à travers mille vicissitudes vers son Jour, Il est ce jour où surgira, des profondeurs mêmes de cette histoire, sa Seigneurie qui transformera toutes choses.
Le Christ est dans toutes les larmes et dans toutes les morts : c’est Lui cette allégresse intime qu’elles recèlent, et cette vie qui triomphe dans la mort en semblant mourir elle-même. Il est dans le mendiant auquel nous donnons quelque chose : c’est Lui cette richesse qui nous comble à notre tour. Le Christ est là, jusque dans ce que nous avons de plus négatif : dans nos échecs les plus pitoyables pour la cause de Dieu, Il est la victoire de Dieu seul ; dans notre impuissance, Il est la puissance qui peut se permettre d’apparaître faible parce qu’elle est invincible ; Il est, dans nos péchés, la miséricorde de l’amour éternel dont rien ne désarme jamais la patience. Il est là, loi secrète et quintessence de toutes choses, réalité fondamentale dont rien ne viendra jamais à bout, même si toutes les structures semblent se dissoudre. Il est là, près de nous, à la manière de la lumière du jour et de l’air du temps, auxquels nous ne prêtons guère attention. Il est là, cœur de ce monde terrestre et sceau secret qui garantit sa valeur éternelle.
Et c’est pourquoi, enfants de la terre, nous pouvons aimer notre terre, et nous devons l’aimer, même quand son visage est terrible et que nous souffrons de son indigence et de son caractère périssable. Car, depuis que, par sa Mort et sa Résurrection, le Christ a pénétré au cœur de cette terre, celle-ci n’est plus que pour un temps vallée de larmes, celle-ci n’est plus qu’un creuset où s’épure notre foi dans le mystère le plus intime qu’elle recèle, et qui n’est autre que le Ressuscité.
Il existe autre chose que le péché, la mort, et toute leur misère. Mais cet « autre chose » n’est pas situé au-delà du monde ; il est descendu chez nous et a fait sa demeure au plus intime et au plus réel de notre chair. Et il a transformé ce que nous sommes, et que nous avons toujours la tentation de considérer comme un triste résidu de notre condition spirituelle : la chair. Depuis lors, la terre, notre mère, n’enfante plus que des enfants promis à une condition autre que la condition terrestre. Car la Résurrection du Christ inaugure la résurrection de toute chair.
Mais cette geste divine ne deviendra la réalité bienheureuse de notre existence que si le Seigneur renverse la pierre du sépulcre de notre cœur. Oui, il doit ressusciter du milieu même de notre être, où il est déjà, certes, mais comme simple puissance d’action et promesse infinie, si bien qu’à ce point de vue il lui reste encore du chemin à faire, que nous sommes encore au Vendredi saint et que nous y serons jusqu’à la fin des temps, jusqu’au jour où ce sera pour le cosmos tout entier la plénitude de Pâques. Cette résurrection spirituelle ne peut se faire que dans la liberté de notre foi. Une telle disposition est elle-même l’œuvre du Ressuscité, mais elle ne naît qu’avec notre concours : démarche de foi et d’amour, elle nous plonge au cœur d’une révolution inouïe dont la Résurrection du Christ marque l’aurore, et qui entraîne toutes les réalités terrestres vers leur plénitude de gloire.
Karl Rahner (1904-1984), L’homme au miroir de l’année chrétienne
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