Karl Rah­ner. Le Christ au cœur du monde (As­cen­sion)

Pro­cla­mer, comme nous le fai­sons dans notre Cre­do, que le Christ est mon­té aux cieux, qu’il est en­tré dans la de­meure de Dieu, re­vient à dire qu’il nous re­tire pen­dant quelque temps l’aspect vi­sible de son hu­ma­ni­té glo­ri­fiée, mais sur­tout qu’il n’existe plus d’abîme entre Dieu et le monde. Le Christ est dé­sor­mais au cœur de toutes les humbles choses qui com­posent la vie de la terre, cette terre que nous ne pou­vons lais­ser, puisqu’elle est notre mère.

Le Christ est au cœur de cette at­tente in­cons­ciente qui tra­vaille toute créa­ture et qui l’oriente vers la par­ti­ci­pa­tion à la glo­ri­fi­ca­tion de son corps. Au cœur de l’histoire de cette terre, dont le cours aveugle, mais ter­ri­ble­ment pré­cis, se di­rige à tra­vers mille vi­cis­si­tudes vers son Jour, Il est ce jour où sur­gi­ra, des pro­fon­deurs mêmes de cette his­toire, sa Sei­gneu­rie qui trans­for­me­ra toutes choses.

Le Christ est dans toutes les larmes et dans toutes les morts : c’est Lui cette al­lé­gresse in­time qu’elles re­cèlent, et cette vie qui triomphe dans la mort en sem­blant mou­rir elle-même. Il est dans le men­diant au­quel nous don­nons quelque chose : c’est Lui cette ri­chesse qui nous comble à notre tour. Le Christ est là, jusque dans ce que nous avons de plus né­ga­tif : dans nos échecs les plus pi­toyables pour la cause de Dieu, Il est la vic­toire de Dieu seul ; dans notre im­puis­sance, Il est la puis­sance qui peut se per­mettre d’apparaître faible parce qu’elle est in­vin­cible ; Il est, dans nos pé­chés, la mi­sé­ri­corde de l’amour éter­nel dont rien ne désarme ja­mais la pa­tience. Il est là, loi se­crète et quin­tes­sence de toutes choses, réa­li­té fon­da­men­tale dont rien ne vien­dra ja­mais à bout, même si toutes les struc­tures semblent se dis­soudre. Il est là, près de nous, à la ma­nière de la lu­mière du jour et de l’air du temps, aux­quels nous ne prê­tons guère at­ten­tion. Il est là, cœur de ce monde ter­restre et sceau se­cret qui ga­ran­tit sa va­leur éternelle.

Et c’est pour­quoi, en­fants de la terre, nous pou­vons ai­mer notre terre, et nous de­vons l’aimer, même quand son vi­sage est ter­rible et que nous souf­frons de son in­di­gence et de son ca­rac­tère pé­ris­sable. Car, de­puis que, par sa Mort et sa Ré­sur­rec­tion, le Christ a pé­né­tré au cœur de cette terre, celle-ci n’est plus que pour un temps val­lée de larmes, celle-ci n’est plus qu’un creu­set où s’épure notre foi dans le mys­tère le plus in­time qu’elle re­cèle, et qui n’est autre que le Ressuscité.

Il existe autre chose que le pé­ché, la mort, et toute leur mi­sère. Mais cet « autre chose » n’est pas si­tué au-de­là du monde ; il est des­cen­du chez nous et a fait sa de­meure au plus in­time et au plus réel de notre chair. Et il a trans­for­mé ce que nous sommes, et que nous avons tou­jours la ten­ta­tion de consi­dé­rer comme un triste ré­si­du de notre condi­tion spi­ri­tuelle : la chair. De­puis lors, la terre, notre mère, n’enfante plus que des en­fants pro­mis à une condi­tion autre que la condi­tion ter­restre. Car la Ré­sur­rec­tion du Christ inau­gure la ré­sur­rec­tion de toute chair.

Mais cette geste di­vine ne de­vien­dra la réa­li­té bien­heu­reuse de notre exis­tence que si le Sei­gneur ren­verse la pierre du sé­pulcre de notre cœur. Oui, il doit res­sus­ci­ter du mi­lieu même de notre être, où il est dé­jà, certes, mais comme simple puis­sance d’action et pro­messe in­fi­nie, si bien qu’à ce point de vue il lui reste en­core du che­min à faire, que nous sommes en­core au Ven­dre­di saint et que nous y se­rons jusqu’à la fin des temps, jusqu’au jour où ce se­ra pour le cos­mos tout en­tier la plé­ni­tude de Pâques. Cette ré­sur­rec­tion spi­ri­tuelle ne peut se faire que dans la li­ber­té de notre foi. Une telle dis­po­si­tion est elle-même l’œuvre du Res­sus­ci­té, mais elle ne naît qu’avec notre concours : dé­marche de foi et d’amour, elle nous plonge au cœur d’une ré­vo­lu­tion in­ouïe dont la Ré­sur­rec­tion du Christ marque l’aurore, et qui en­traîne toutes les réa­li­tés ter­restres vers leur plé­ni­tude de gloire.

Karl Rah­ner (1904-1984), L’homme au mi­roir de l’année chré­tienne
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