P. Pi­cas­so. Na­ture morte, pot et orange

Eric Sa­tie (1866-1925), Gnos­sienne 3
Pas­cal Ro­gé, piano 

Pa­blo Pi­cas­so (1881-1973)
Na­ture morte au pot et à l’o­range (1944)
Mu­sée d’Art mo­derne et contem­po­rain, Saint-Étienne 

Sur la table, quel­qu’un avait dé­po­sé un vase, une cruche et une orange. L’o­range avait rou­lé au pied de la cruche ; le vase sem­blait vide et avait dé­tour­né son at­ten­tion hors de la table, tan­dis que la cruche at­ten­dait, comme une cruche, qu’il veuille bien jouer son tour.

C’est ain­si, sur le mode nar­ra­tif, que ce ta­bleau s’offre à l’ob­ser­va­tion. Tout tend à dra­ma­ti­ser le rap­port (ou faut-il dire les re­la­tions) entre ces ob­jets du quo­ti­dien, à com­men­cer par la com­po­si­tion du lieu de cette ren­contre, vé­ri­table dis­po­si­tif de théâtre. La scène se passe sur une table, contre un mur ; mais ce mur, bi­co­lore, di­vise la toile en deux rec­tangles sy­mé­triques - la par­tie gauche, celle du vase, est en vert sombre, et la par­tie droite, celle de la cruche, en vert clair. On pour­rait d’a­bord croire qu’il s’a­git d’un coin de la pièce, donc de deux murs qui se re­joignent, l’un re­ce­vant plus de lu­mière que l’autre. Mais au­cune in­di­ca­tion de pers­pec­tive ne vient confir­mer cette hy­po­thèse ra­tion­nelle ; la table est re­pré­sen­tée sous dif­fé­rentes pers­pec­tives (elle est vue à la fois de­puis le cô­té droit et le cô­té gauche) mais ne laisse en tout cas pas voir l’angle su­pé­rieur, qui se­rait conve­na­ble­ment lo­gé dans le coin du mur. Il semble donc qu’i­ci, un même pan de mur ait été peint de deux verts dif­fé­rents, ce qui nous rend cu­rieu­se­ment at­ten­tifs à la pein­ture de ce mur, qui n’est plus une simple toile de fond, mais bien le prin­cipe co­lo­ré qui or­ga­nise le ta­bleau - ces deux verts semblent faits pour ac­cueillir la dis­po­si­tion in­ver­sée de la na­ture morte, le vase cou­leur vert-clair po­sé du cô­té vert-fon­cé du mur, tan­dis que la cruche cer­née d’un vert-fon­cé presque noir se trouve du cô­té vert-clair. Ce sont donc les ob­jets qui im­posent leur lo­gique co­lo­rée à l’or­ga­ni­sa­tion de l’es­pace alen­tour. On note aus­si que l’o­range est pla­cée exac­te­ment entre les deux pièces de vais­selle bel­li­gé­rantes, exac­te­ment sur la ligne de jonc­tion entre les deux pans de mur vert - l’o­range est comme une balle pla­cée sur la ligne de dé­mar­ca­tion d’un ter­rain de jeu. La balle est au centre. Au­tour de l’o­range, « c’est un cas entre autres de mise en pré­sence, comme s’il s’a­gis­sait d’illus­trer ou de théâ­tra­li­ser - en un apo­logue qui au­rait pour ac­teurs ces êtres ras­sem­blés - l’œuvre mys­té­rieux qu’o­père, ou de­vrait opé­rer, tout art fi­gu­ra­tif : mettre en pré­sence d’une réa­li­té, au de­meu­rant quel­conque, et que cette pré­sence, en tant que telle, soit in­ten­sé­ment éprou­vée ». (Mi­chel Lei­ris, Un gé­nie sans pié­des­tal) Au­tour de l’o­range, ce fruit qu’on nomme par sa cou­leur, et qui ici est la seule cou­leur qui réel­le­ment dé­tonne, est ini­tié l’é­change entre la cruche et le vase, par jeu de formes et conver­sa­tion de cou­leurs. Le « jeu » ici se conçoit de plu­sieurs ma­nières et il est d’a­bord, à la ma­nière du jeu théâ­tral, du jeu d’en­fant ou du ri­tuel, un prin­cipe de mé­ta­mor­phose - en l’oc­cur­rence la trans­for­ma­tion de choses in­ani­mées en êtres in­ten­sé­ment vi­vants : le trouble le plus ma­ni­feste porte sur la cruche blanche et ronde, qui évoque sans hé­si­ter la forme et l’at­ti­tude d’un oi­seau qui s’est po­sé, le bord de la cruche al­lon­gée comme un bec (et ce cerne rose qui, à l’in­té­rieur du bord noir, évoque un œil), l’anse fai­sant fi­gure d’aile re­pliée (pro­lon­gée dans le corps de la cruche par la ligne noire qui le tra­verse, et sou­ligne ce mou­ve­ment re­plié), et les pattes-pied de la cruche re­pliées sous sa panse. La forme en goutte qui fait la tête de l’a­ni­mal se re­trouve sur le vase, qui ain­si a peut-être l’air de re­gar­der ailleurs. C’est une pein­ture ani­miste des ob­jets : sur la tra­di­tion­nelle table de la na­ture morte de­ve­nue table de jeu, chaque chose prend vie, et cette di­men­sion lu­dique nous est sans cesse rap­pe­lée à tra­vers l’œuvre de Pi­cas­so qui, s’il ne trans­forme pas comme ici l’ap­pa­rence des ob­jets en les pei­gnant, les uti­lise à l’in­té­rieur d’un dis­po­si­tif qui les dé­tourne - jeu d’ob­jets qu’on dé­payse, comme la pe­tite au­to­mo­bile de son fils Claude trans­for­mée en mâ­choire de gue­non. Car Pi­cas­so « pa­raît mal sup­por­ter que les choses, lais­sées à leur iner­tie, de­meurent ce qu’elles sont ; et il ap­plique toutes les res­sources de son gé­nie, à les chan­ger en autre chose, soit fic­ti­ve­ment, par l’es­pèce de trans­mu­ta­tion que l’art fait su­bir à ce qu’il a pris pour mo­dèle, soit réel­le­ment, par un usage qui, tout en res­pec­tant la forme de ces ma­té­riaux ra­mas­sés presque au ha­sard les do­te­ra d’une autre si­gni­fi­ca­tion ». (Mi­chel Lei­ris, Un gé­nie sans pié­des­tal)