J. S. Bach (1685-1750), L’Art de la Fugue BWV 1080, ctp I
Academy Of St Martin In The Fields, dir. Neville Marriner

Rembrandt (1606-1669)
Le Philosophe en méditation (1632), 29 x 33 cm
Le Louvre, Paris
Le Philosophe en méditation est le titre traditionnel mais apocryphe du tableau. Comme le suggère la première source connue, un catalogue de vente de 1738, le sujet d’origine est vraisemblablement « Tobie et Anne attendant le retour de leur fils ».
L’interprétation erronée du Philosophe en méditation s’explique surtout par le fait que ce tableau a été vendu et exposé dès le milieu du XVIIIe siècle avec un pendant ayant les mêmes dimensions et représentant certains des mêmes motifs, dont l’escalier en spirale d’une volée, attribué faussement à Rembrandt et exposés ensemble, avec des titres plus ou moins interchangeables, Philosophe en méditation ou Philosophe en contemplation, quand on ne les appelait pas tout simplement les Philosophes.
Une interprétation du Philosophe ou de Tobie et Anne en attente
Depuis Descartes, philosopher suppose de lire et d’écrire. Issue des mathématiques, la philosophie en a conservé la rigueur, qui exige la rature. Apparemment, à l’époque de Rembrandt, ces évidences n’étaient pas encore acquises. La philosophie ne s’obtenait pas par le travail. Elle naissait de la rêverie. On avait surtout besoin d’une certaine qualité d’ombre et de silence. Ces deux composantes se retrouvent en effet dans ses œuvres, à l’image de ses portraits, où d’imposants corps pâles trônent au centre des toiles à fond sombre, en s’y détachant nettement par clair-obscur.
Une toile, plus discrète, se distingue pourtant des majestueux portraits : sa petite dimension (29 x 33cm), sa touche vibrante, son vernis assombri, incitent à s’approcher. On y découvre deux personnages, chacun relégué à une extrémité du tableau. Au premier plan à droite, une femme tisonne le feu, tandis qu’à l’arrière-plan à gauche, « Le Philosophe en méditation », donne ainsi son titre à l’œuvre, aussi nommée « Le Philosophe en contemplation ». Peinte entre 1630 et 1632, cette œuvre de jeunesse à l’atmosphère intime ne cède en rien aux monumentales compositions postérieures, souvent exécutées à la demande de riches commerçants néerlandais, qui firent la renommée de l’artiste (« La Leçon d’anatomie du professeur Tulp » ou « La Ronde de nuit »).
Deux bandes sombres, une horizontale en bas, une verticale à gauche, en forme de L, recadrent audacieusement la composition, confinant encore plus les deux personnages dans un intérieur rustique, typique de la Hollande rurale du XVIIe siècle, familière au peintre. Pour adoucir ce cadrage, deux ombres obliques, aux pointes du L, au-dessus de la fenêtre et à droite de l’escalier, enferment la pièce dans une sorte d’ovale.
Mais l’artiste va plus loin : pour éviter l’aspect figé de la composition, Rembrandt n’utilise pas des flammes vacillantes pour animer son clair-obscur, comme le fait son contemporain Georges De la Tour. Il place en son centre un objet rond (un panier en osier ?) sur le mur, qui forme alors un repère central, telle une pupille au milieu d’un œil. Les contours de l’escalier en colimaçon et les jeux d’ombres viennent alors y former une sorte de Yin et de Yang, opposant ici la forte luminosité provenant de la fenêtre, à l’obscurité du haut de l’escalier. De fait, en fixant avec insistance le panier rond accroché au mur, le reste de la pièce semble se déformer, prêt à tournoyer en effectuant une rotation en hélice, telle une illusion d’optique.
Ce recadrage dresse l’escalier à vis presque au centre de la composition. Notre œil glisse machinalement le long de son hélice. Une déformation dans sa partie inférieure retient alors notre attention. Trop large pour être raisonnablement le prolongement de la spirale, trop bas pour un palier intermédiaire, il faut s’y résoudre : c’est bien une maladresse dans les proportions, ou du moins une négligence. Où mènerait-il d’ailleurs étant donné que la maison hollandaise se passe d’ailes ? L’escalier scinde la toile en deux : l’homme à l’allure de vieux sage pense dans un coin de la pièce – un poncif chez Rembrandt, qu’on retrouve dans son « Saint Jérémie pleurant sur les ruines de Jérusalem » (1630), ou son « Saint Pierre dans sa prison » (1631) – pour incarner la réflexion intellectuelle, tandis que la femme est laissée à des tâches plus prosaïques.
En effet, l’escalier s’associe à la méditation, au monde des idées, qui s’élève vers la pénombre. Le cheminement vers le savoir se fait donc marche par marche, et se termine vers l’inconnu, aux limites de la connaissance. Ce mystère est accentué par la petite porte close, énigmatique. Le processus de réflexion qu’exige l’introspection du Philosophe est ainsi mis en évidence grâce à l’escalier, par une ingénieuse mise en abîme. De plus, celle-ci renvoie aussi à notre propre travail de réflexion auquel on s’adonne pour décrypter la présente œuvre, comme toute œuvre d’art en général. Espace pictural, la pièce dans laquelle se déroule la scène s’apparente à un espace mental.
La luminosité de la pièce appelle, elle aussi, l’analyse. Elle ne provient pas du feu, mais bien de la fenêtre, c’est-à-dire de l’endroit où se trouve le Philosophe. Ne ferait-t-elle pas penser aux soudaines lueurs de l’esprit, provoquées par l’idée surgissante, le raisonnement fructueux ?

Un élément de la composition semble confirmer cette interprétation. En effet, la pénombre du haut de l’escalier, accentuée par l’assombrissement du vernis au fil du temps, cache un troisième personnage, à l’allure semblable à celle du Philosophe, mais peint presque en grisaille, d’une pâleur extrême, presque flou, d’allure spectrale. Il regarde dans notre direction en montant l’escalier, avant de disparaître dans l’obscurité du premier étage. Ne serait-ce pas symbolique de la pensée du Philosophe, fruit de sa méditation, qui, ayant progressivement gravi les marches de la réflexion, s’élève vers des sphères jusque-là inconnues ? Son dernier regard dans notre direction, avant de disparaître dans l’inconnu, ne serait-t-il pas un appel à le suivre, une invite à la contemplation ?
Une chose est sûre : c’est bien ici un éclair de génie qui illumina Rembrandt pour animer ainsi sa composition intemporelle, et qui émerveille encore aujourd’hui celui qui tente d’en élucider le sens.
© François Comba et Alexis Loisel