
Il n’est pas d’histoire dans la Bible qui n’affronte quelque chose comme l’inévitabilité d’un dessein et la récalcitrance humaine. Cet écart, toujours présupposé, fait que le mal est toujours déjà là.
De la plainte à la louange
La parole prophétique, c’est d’abord un « tu parleras contre…» La consolation vient ensuite. Quant à l’hymne, qui traverse toute la Bible mais qui se rassemble dans le Psaume, il s’édifie sur la polarité de base entre la plainte et la louange. Certes le mouvement va de la plainte vers la louange, mais la plainte est déjà là, comme structurant à titre primitif le discours, sans jamais pouvoir être éliminée. On objectera à tout ceci que la Bible connaît un mythe de création. Cela est vrai. Mais les récits bibliques de création diffèrent fondamentalement des mythes auxquels ils empruntent, en ceci qu’ils constituent la grandiose préface d’un drame essentiellement tourné vers le futur, plus précisément l’élection d’Abraham en Genèse 12. En ce sens, ils annoncent la possibilité d’une humanité qui, elle-même, se trouve dès l’origine confrontée avec le mal. On peut en outre se demander si l’allusion au tohu wa bohu ne signifie pas que, sous la figure du chaos originel, le mal est toujours déjà là, comme ce avec quoi combat un acte de création qui est le début d’un acte de rédemption.
Qu’est-ce donc que penser selon l’avant, vers le futur, au prix d’un silence sur l’arrière, sur l’origine ? C’est d’abord maintenir le mal dans la dimension pratique. Le mal, encore une fois, c’est ce contre quoi nous luttons : en ce sens, nous n’avons pas d’autre relation avec lui que cette relation du « contre ». Le mal, c’est ce qui est et ne devrait pas être, mais dont nous ne pouvons pas dire pourquoi cela est. C’est le non devoir-être. Le mal, c’est la catégorie du « en dépit de …» C’est précisément le risque de la foi : croire « malgré ». Nul d’entre nous, me semble-t-il, ne dirait qu’il croit en Dieu – si c’est le cas – pour expliquer le mal. Si nous nous interrogeons les uns les autres, sans doute confesserons-nous que c’est toujours en dépit de … que nous croyons.
Nous ne pouvons rien dire aux autres sur leur souffrance. Mais, peut-être, une fois confrontée à la nôtre propre, pouvons-nous dire : ainsi soit-il. Encore une fois, cela ne peut être enseigné sous peine de conduire l’autre à l’auto-accusation et à l’autodestruction. J’ose suggérer que ce mouvement de la pensée et du cœur est peut-être celui qu’accomplit le Livre de Job dans sa conclusion. Car de quoi Job, supposé juste, se repentirait-il, sinon uniquement de s’être plaint ? Alors, mais alors seulement, on comprend en quel sens il peut être dit de Job qu’il est arrivé à aimer Dieu « pour rien », sortant complètement du cycle de la rétribution, dont la lamentation reste encore captive, tant que je me plains de l’injustice de mon sort.
Paul Ricoeur (1913-2005), Le scandale du mal (1988)
> Biographie