Paul Ri­coeur. Le scan­dale du mal

Il n’est pas d’­his­toire dans la Bible qui n’af­fronte quelque chose comme l’i­né­vi­ta­bi­li­té d’un des­sein et la ré­cal­ci­trance hu­maine. Cet écart, tou­jours pré­sup­po­sé, fait que le mal est tou­jours dé­jà là.

De la plainte à la louange
La pa­role pro­phé­tique, c’est d’a­bord un « tu par­le­ras contre…» La conso­la­tion vient en­suite. Quant à l’­hymne, qui tra­verse toute la Bible mais qui se ras­semble dans le Psaume, il s’é­di­fie sur la po­la­ri­té de base entre la plainte et la louange. Certes le mou­ve­ment va de la plainte vers la louange, mais la plainte est dé­jà là, comme struc­tu­rant à titre pri­mi­tif le dis­cours, sans ja­mais pou­voir être éli­mi­née. On ob­jec­te­ra à tout ce­ci que la Bible connaît un mythe de créa­tion. Ce­la est vrai. Mais les ré­cits bi­bliques de créa­tion dif­fèrent fon­da­men­ta­le­ment des mythes aux­quels ils em­pruntent, en ce­ci qu’ils consti­tuent la gran­diose pré­face d’un drame es­sen­tiel­le­ment tour­né vers le fu­tur, plus pré­ci­sé­ment l’é­lec­tion d’A­bra­ham en Ge­nèse 12. En ce sens, ils an­noncent la pos­si­bi­li­té d’une hu­ma­ni­té qui, elle-même, se trouve dès l’o­ri­gine confron­tée avec le mal. On peut en outre se de­man­der si l’al­lu­sion au to­hu wa bo­hu ne si­gni­fie pas que, sous la fi­gure du chaos ori­gi­nel, le mal est tou­jours dé­jà là, comme ce avec quoi com­bat un acte de créa­tion qui est le dé­but d’un acte de rédemption.

Qu’est-ce donc que pen­ser se­lon l’a­vant, vers le fu­tur, au prix d’un si­lence sur l’ar­rière, sur l’o­ri­gine ? C’est d’a­bord main­te­nir le mal dans la di­men­sion pra­tique. Le mal, en­core une fois, c’est ce contre quoi nous lut­tons : en ce sens, nous n’a­vons pas d’autre re­la­tion avec lui que cette re­la­tion du « contre ». Le mal, c’est ce qui est et ne de­vrait pas être, mais dont nous ne pou­vons pas dire pour­quoi ce­la est. C’est le non de­voir-être. Le mal, c’est la ca­té­go­rie du « en dé­pit de …» C’est pré­ci­sé­ment le risque de la foi : croire « mal­gré ». Nul d’entre nous, me semble-t-il, ne di­rait qu’il croit en Dieu – si c’est le cas – pour ex­pli­quer le mal. Si nous nous in­ter­ro­geons les uns les autres, sans doute confes­se­rons-nous que c’est tou­jours en dé­pit de … que nous croyons.

Nous ne pou­vons rien dire aux autres sur leur souf­france. Mais, peut-être, une fois confron­tée à la nôtre propre, pou­vons-nous dire : ain­si soit-il. En­core une fois, ce­la ne peut être en­sei­gné sous peine de conduire l’autre à l’au­to-ac­cu­sa­tion et à l’au­to­des­truc­tion. J’ose sug­gé­rer que ce mou­ve­ment de la pen­sée et du cœur est peut-être ce­lui qu’ac­com­plit le Livre de Job dans sa conclu­sion. Car de quoi Job, sup­po­sé juste, se re­pen­ti­rait-il, si­non uni­que­ment de s’être plaint ? Alors, mais alors seule­ment, on com­prend en quel sens il peut être dit de Job qu’il est ar­ri­vé à ai­mer Dieu « pour rien », sor­tant com­plè­te­ment du cycle de la ré­tri­bu­tion, dont la la­men­ta­tion reste en­core cap­tive, tant que je me plains de l’in­jus­tice de mon sort.

Paul Ri­coeur (1913-2005), Le scan­dale du mal (1988)
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