
Lorsque nous disons dans le Pater : « Ne nous laisse pas entrer en tentation, mais délivre-nous du Malin », il est question ici de la grande tentation. Il ne s’agit pas seulement du mal, mais du Malin. Il y a des tentations mineures, des péchés qui ne conduisent pas à la mort. Je dirais presque : des tentations provisoires. Ce sont des tentations auxquelles on peut résister. Dans la sixième demande du Notre Père, il n’est pas question de maux de ce genre, de ces tentations mineures qui ont un caractère relatif et supportable.
La grande tentation : c’est l’œuvre du Malin. Il ne s’agit pas ici d’une menace ordinaire dont on aurait clairement conscience et à laquelle on pourrait résister. Il est question de la menace infinie du néant qui s’oppose à Dieu lui-même. D’une menace qui n’entraîne pas, pour la créature, seulement un danger passager, une destruction d’importance secondaire, une corruption momentanée, mais la chute totale, l’extinction définitive. Voilà la tentation suprême.
Ce mal absolu s’impose à la création sous la forme que nous connaissons tous : le péché et la mort. Il apparaît dans la domination illégitime, incompréhensible et inexplicable de celui que l’Écriture appelle le Diable. La créature est sans défense vis-à-vis de cette menace. Dieu lui est supérieur, mais pas la créature. Une fois dans la place, le Diable exerce des ravages sans fin contre lesquels nous ne pouvons rien en dehors de la protection que Dieu donne.
A la vérité, Dieu ne nous pousse pas dans cette tentation. Non, tu ne le fais pas, toi, notre Père. Comment le pourrais-tu, toi qui t’es révélé dans ton Fils ? Tu n’as pas double face. Ton attitude à l’égard de la grande tentation n’est pas suspecte, elle est catégorique. La résistance que tu lui opposes est claire et nette. Il en est ainsi dès le premier jour de la Création, dès que tu as dit : Que la lumière soit ! Toi, notre Père, tu n’as pas d’accointances avec le mal, tu ne connais pas de compromis avec lui, tu ne le tolères pas. La menace du néant ne sera jamais une menace venant de toi, elle ne sera jamais tolérée ou admise par toi… Nous pouvons être sûrs qu’en suivant ta parole, nous ne serons pas conduits dans la grande tentation. En suivant le chemin que tu as préparé pour nous et que tu as révélé en ton Fils, nous serons toujours à l’abri de cet égarement. Tu nous délivreras du Malin.
N’es-tu pas le Dieu libérateur ? Un seul est capable de libérer d’une manière décisive. C’est toi. Nous savons maintenant que tu es le grand libérateur. Tu t’es opposé personnellement au Malin, à cet usurpateur dont le règne doit être aboli parce qu’il n’a rien à faire dans ta création. Tu t’es avancé pour briser les pouvoirs de ce règne du Diable. Tu as fait tomber le Diable du ciel comme un éclair : nous l’avons vu tomber. Tu as triomphé des ténèbres dans la résurrection de ton Fils. Tu as annoncé ta victoire par tant de signes et de miracles ; et tu l’annonces encore parmi nous par le baptême au nom de ton Fils et par la présence de son corps et de son sang dans la Cène.
Toi, tu nous as déjà arrachés à cette mâchoire-là. A toi la gloire ! Nous n’avons plus à nous laisser impressionner par la menace du Malin, ni à la craindre. Et c’est pourquoi nous prions : « Ne nous laisse pas entrer en tentation, mais délivre-nous du Malin. »
Karl Barth (1886-1968), La prière
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