
Anne de Vries, œuvre contemporaine
David chantant des psaumes
Psaume du IIe dimanche de carême
Marie-Noëlle Thabut, bibliste
Ps 115, 10. 15, 16ac-17, 18-19
10 Je crois, et je parlerai,
moi qui ai beaucoup souffert.
15 Il en coûte au Seigneur !
de voir mourir les siens !
16 Ne suis-je pas, Seigneur, ton serviteur,
moi, dont tu brisas les chaînes ?
17 Je t’offrirai le sacrifice d’action de grâce,
j’invoquerai le nom du Seigneur.
18 Je tiendrai mes promesses au Seigneur,
oui, devant tout son peuple,
19 à l’entrée de la maison du Seigneur,
au milieu de Jérusalem !
IL EN COÛTE AU Seigneur DE VOIR MOURIR LES SIENS
C’est le peuple croyant qui parle. Il a expérimenté, au sein même de la souffrance, que Dieu était son allié « Je crois, et je parlerai, moi qui ai beaucoup souffert… moi dont tu brisas les chaînes. » La souffrance dont il parle, c’est celle de l’esclavage en Égypte : dix fois Pharaon a promis la liberté, mais toujours en définitive, il s’est comporté en ennemi. Seul Dieu a soutenu l’effort de libération de son peuple, et a couvert sa fuite.
Je vous cite les premiers versets que nous n’avons pas lus aujourd’hui et qui expliquent ce contexte : « Je crois, et je parlerai, moi qui ai beaucoup souffert, moi qui ai dit dans ma fuite : l’homme n’est que mensonge. Comment rendrai-je au Seigneur tout le bien qu’il m’a fait ? (v.12) Ne suis-je pas, Seigneur, ton serviteur, moi dont tu brisas les chaînes ? »
Les chaînes dont le peuple d’Israël parle ici, ce sont celles de l’Égypte. Mais au cours des siècles, on a connu bien d’autres chaînes, bien d’autres esclavages. Et chacun de nous sait que, même apparemment libre, on peut se forger des chaînes.
C’en est une, entre autres, et bien pire encore, que d’avoir une fausse image de Dieu : d’imaginer un Dieu qui serait rival de l’homme, par exemple (comme la mythologie mésopotamienne) ou d’imaginer un Dieu avide de sacrifices humains par exemple (comme la religion cananéenne). Quand le peuple hébreu s’est installé en Canaan, il a été en contact avec une religion qui exigeait des sacrifices humains et il a fallu résister, pas toujours avec succès, à cette contamination. Quand tout va mal, quand on a peur de la guerre, ou d’une catastrophe, on ferait bien n’importe quoi et si quelqu’un nous convainc que, pour l’obtenir, il faut satisfaire telle exigence de telle divinité, nous sommes prêts à tout.
C’est comme cela que, au huitième siècle, av. J.-C., le roi Achaz a sacrifié son fils, croyant qu’il fallait aller jusque-là pour sauver son royaume.
C’est précisément pour cela qu’a été écrit le récit de l’épreuve d’Abraham, dans le livre de la Genèse. La découverte extraordinaire qu’Abraham a faite, c’est : Dieu veut que tout homme vive. Aucune mort ne l’honore, il ne veut pas de ce genre de sacrifices. Et quand on entend dans le psaume « Il en coûte au Seigneur de voir mourir les siens…», on comprend que ce psaume nous soit proposé aujourd’hui, en écho au récit de l’épreuve d’Abraham.
Cette découverte, « Il en coûte au Seigneur de voir mourir les siens…» n’est jamais acquise une fois pour toutes.
Le serpent du Jardin de la Genèse insinuait que Dieu préférerait voir l’homme mourir… et justement le récit biblique affirmait que cette pensée est une tentation à laquelle il ne faut pas succomber. La tentation renaît sans cesse de voir en Dieu un rival de notre liberté et de notre vie. Lui qui semble pouvoir jouer avec notre vie à sa guise.
Évidemment, notre relation à Dieu dépend de l’image que nous nous faisons de lui : Dans le schéma païen, on pourrait dire qu’il y a deux étapes : 1) l’homme souhaite quelque chose, 2) pour l’obtenir, il essaie d’amadouer la divinité par tous les moyens possibles, y compris un sacrifice humain, s’il le faut. Le psaume d’aujourd’hui traduit l’attitude croyante, qui est un retournement complet de ce schéma : il y a deux étapes, oui, mais inversées.
Premièrement, en Israël, on sait que c’est Dieu qui a l’initiative depuis toujours. Avec Adam, avec Noé, avec Abraham, chaque fois c’est Dieu qui a appelé l’homme à l’existence et à l’Alliance pour le bonheur de l’homme et non pour son profit, à lui, Dieu. Puis, quand le peuple a souffert en Égypte, Dieu est venu à son secours : « Le Seigneur dit à Moïse : J’ai vu la misère de mon peuple en Égypte et je l’ai entendu crier sous les coups des chefs de corvée. Je suis descendu pour le délivrer de la main des Égyptiens… Et maintenant, puisque le cri des fils d’Israël est venu jusqu’à moi, puisque j’ai vu le poids que les Égyptiens font peser sur eux, va, maintenant. Je t’envoie vers Pharaon, fais sortir d’Égypte mon peuple, les fils d’Israël. » (Ex 3, 7… 10) Et Dieu a libéré son peuple.
Deuxièmement, et c’est la conséquence, tout geste de l’homme vis-à-vis de Dieu n’est qu’une réponse. Par exemple, quand le peuple rend grâce, il ne fait que reconnaître l’œuvre de Dieu : « Comment rendrai-je au Seigneur tout le bien qu’il m’a fait ? »
JE TIENDRAI MES PROMESSES AU SEIGNEUR
Et désormais l’action de grâce se manifestera non seulement par des sacrifices au Temple, mais aussi et surtout par un comportement quotidien fait d’obéissance à la volonté de Dieu. « Je t’offrirai le sacrifice d’action de grâce, j’invoquerai le nom du Seigneur. Je tiendrai mes promesses au Seigneur, oui, devant tout son peuple, à l’entrée de la maison du Seigneur, au milieu de Jérusalem. »
Bien sûr, ce psaume prend tout son sens quand on sait qu’il fait partie des psaumes du Hallel, (les psaumes 112 à 117 qui étaient chantés à l’occasion de la fête juive de la Pâque). Jésus l’a donc chanté le soir du Jeudi saint.
Marc note : « Après avoir chanté les psaumes, (il s’agit des psaumes du jour, donc du Hallel, et en particulier de ce psaume-ci), ils sortirent pour aller au mont des Oliviers. » (Mc 14, 26)1
Et ce qui est très frappant, c’est la parenté entre ce psaume que Jésus a chanté le Jeudi soir et celui qu’il dira sur la croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (le psaume 21) L’un et l’autre évoquent la douleur : nous venons d’entendre le cri du psaume 21 (« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »), et je vous rappelle le premier verset d’aujourd’hui : « Je crois, et je parlerai, moi qui ai beaucoup souffert. » L’un et l’autre se terminent par l’action de grâce, et presque dans les mêmes termes. Psaume 21 : « Tu seras ma louange dans la grande assemblée. Devant ceux qui te craignent, je tiendrai mes promesses… Vous qui le craignez, louez le Seigneur, glorifiez-le, vous tous, descendants de Jacob… Car il n’a pas rejeté, il n’a pas réprouvé le malheureux dans sa misère. Il ne s’est pas voilé la face devant lui, mais il entend sa plainte. »
En écho, notre psaume d’aujourd’hui, reprend la même résolution : « Je tiendrai mes promesses2 au Seigneur, oui, devant tout son peuple, à l’entrée de la maison du Seigneur, au milieu de Jérusalem !
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Notes
1 Les psaumes 112 et 113 sont chantés au début du repas pascal, les psaumes 114 à 117 à la fin.
2 On peut penser que le psaume 115 est un ex-voto tout comme le psaume 21.