Jé­rôme Bosch. Jean-Bap­tiste dans le désert

Ed­ward El­gar (1857-1934), Agnus Dei
Chœur de la Ca­thé­drale de l’Immaculée Concep­tion, Kan­sas Ci­ty, dir. Mat­thew Chris­to­pher Shepard 

Jé­rôme Bosch (~1450-1516)
Saint Jean-Bap­tiste dans le dé­sert (~1489)
Vo­let su­pé­rieur iso­lé d’un re­table d’au­tel 1
Mu­sée Lá­za­ro Gal­dia­no, Madrid 

Le 24 juin, la saint – Jean d’été est un jour de fête qui cé­lèbre Jean le Bap­tiste. Ce temps est le point culmi­nant de la crois­sance et de la flo­rai­son vé­gé­tale dans la na­ture, mais aus­si le tour­nant sai­son­nier où la na­ture com­mence de nou­veau à dé­pé­rir. Dans cette me­sure, le temps de la saint – Jean d’été est un temps d’adieu, de dé­ta­che­ment, de re­non­ce­ment. Cette at­mo­sphère se re­flète dans une pein­ture de Jé­rôme Bosch, à la­quelle est in­hé­rent ce­pen­dant quelque chose de très sa­lu­taire et de consolant.

En har­mo­nie avec la na­ture
Jé­rôme Bosch nous offre une pein­ture in­so­lite. Elle trans­met une re­pré­sen­ta­tion peu com­mune de Jean le Bap­tiste : ce n’est pas ce­lui qui crie dans le dé­sert qui nous ap­pa­raît ici, ni le pro­phète do­té de la puis­sance de la pa­role. À pre­mière vue, on ne pense pas à l’accusateur sans peur, qui de­mande des comptes à Hé­rode, ni à l’ascète ri­gou­reux, ni à ce­lui qui pour­suit ré­so­lu­ment son but en apla­nis­sant la voie, ni ce­lui qui se­coue l’être hu­main et l’exhorte à la conver­sion : cou­ra­geux, in­ébran­lable, te­nace et in­flexible. Bosch ne nous re­pré­sente jus­te­ment pas ce­lui qui se tient droit, et qui di­rige notre re­gard vers le haut. Au-lieu de ce­la, nous voyons - en tout cas ce­la semble ain­si - un Jean vrai­ment char­nel, qui nous ren­voie à la beau­té de la Terre. C’est car­ré­ment avec bon­ho­mie qu’il agit, en étant ins­tal­lé confor­ta­ble­ment au beau mi­lieu de la na­ture, à moi­tié cou­ché, les pau­pières closes, al­lon­gé sur un banc de pierre ; un Jean plus doux, bien nour­ri, ron­de­let, avec une ex­pres­sion du vi­sage pai­si­ble­ment dé­ten­due, ami­cal et jouf­flu, les che­veux et la barbe quelque peu éclair­cis, mais tou­jours abon­dants. Le rouge de sa pè­le­rine, en liai­son avec le vert du pay­sage, rayonne d’une saine fraî­cheur et se trouve en par­faite op­po­si­tion avec la contrée sau­vage et sté­rile dans la­quelle il est cen­sé avoir vé­cu. Pour­tant, il y a dans le ta­bleau quelques signes de dé­pé­ris­se­ment. Comme Jean a ici dé­jà fran­chi la moi­tié de la vie, de même, dans le feuillage jaune des arbres, l’automne s’annonce dé­jà dans le fond, au mi­lieu. La plante, au pre­mier plan, se ré­vèle dé­jà au­tom­nale, et at­tire toutes sortes de bêtes avec ses grosse cap­sules de graines écla­tées. Le banc de pierre re­cou­vert de mousse, dont la forme rap­pelle un cer­cueil, té­moigne pa­reille­ment des forces de mort dans la na­ture. Sur le cô­té, au pre­mier plan, on voit com­ment il a été par­tiel­le­ment bri­sé et il a été conquis par le règne vé­gé­tal qui s’en est em­pa­ré. Ain­si le ro­cher « mou­rant » sert de nou­veau les plantes, en tant que fon­de­ment de vie, et les plantes mou­rantes servent à leur tour de nour­ri­ture aux oi­seaux et aux ani­maux. L’un se sa­cri­fie pour l’autre, comme l’agneau, qui est vi­sible à droite au pre­mier plan, s’est sa­cri­fié pour l’être hu­main. Ce ta­bleau est sur­tout le seul et unique dans le­quel Jean le Bap­tiste est re­pré­sen­té gi­sant. Il est le plus sou­vent re­pré­sen­té de­bout, éveillé et ro­buste dans son ap­pa­ri­tion. Tou­jours est-il qu’à l’époque où vi­vait Bosch, l’idée sur­vint spo­ra­di­que­ment dans les Pays-bas d’un Jean se dé­las­sant. Ain­si, Geert­gen tot sint Jans [Gé­rard de Saint-Jean] et Hans Mem­ling pei­gnirent le Bap­tiste en po­si­tion as­sise dans un état méditatif.

Geert­gen tot sint Jans [Gé­rard de Saint-Jean]
Jean le Bap­tiste dans le dé­sert (~1485)
Mu­sées d’État de Ber­lin, Pinacothèque 

Hans Mem­ling
Jean le Bap­tiste dans le dé­sert (1474-1479)
Mu­nich, An­cienne Pinacothèque 

Bosch a dû connaître ces deux œuvres. Elle montre Jean par­mi des plantes, des pierres et des ani­maux. Le Jean de Bosch se trouve aus­si entre plantes, pierres et ani­maux. Il porte aus­si la pè­le­rine rouge, presque à la ma­nière d’une fleur, sur la tu­nique en poils de chameau.

La sil­houette al­lon­gée de Jean, chez Bosch, res­semble plu­tôt à l’une des col­lines douces si­tuées à l’arrière plan et il s’écarte ain­si beau­coup moins du pay­sage. La forme ronde de sa tête se ré­pète dans les cimes des arbres. Cette ma­nière d’être cou­ché dans la na­ture est en­core ren­for­cée par l’horizon très haut pla­cé, ce qui lui oc­troie une in­no­cence par­ti­cu­lière et le ca­rac­té­rise comme un être hu­main qui res­sent énor­mé­ment d’affection pour toutes la créa­tion. De ce fait il s’adapte en même temps au cycle de la vie, de la crois­sance et du dépérissement.

Jean dans l’état mé­di­ta­tif
Sur le cô­té de la pierre équar­rie qui fait face à l’observateur, une ra­cine a réus­si à tra­ver­ser com­plè­te­ment l’épaisseur de la pierre. De même que la ma­tière de­vient per­méable au sens ex­té­rieur, elle est d’une cer­taine ma­nière aus­si pour Jean trans­pa­rente. Ses yeux presque fer­més semblent contem­pler droit de­vant eux, au tra­vers de la pierre, l’agneau im­ma­cu­lé, qui de­vrait res­ter dis­si­mu­lé se­lon la pers­pec­tive. Jean-Bap­tiste « voit » l’agneau et il en dé­signe la di­rec­tion d’un geste de la main, comme si le banc de pierre ne re­pré­sen­tait pas une barrière.

Pour l’observateur, la ques­tion peut se po­ser : Qu’est-ce qui est réel ici ? Pour l’œil in­té­rieur de Jean, l’agneau est réel, alors que l’élément ma­té­riel de la pierre dis­pa­raît. Pour l’œil ex­té­rieur, au contraire, il se peut que l’agneau ap­pa­raisse ir­réel et que le ro­cher soit, au contraire, le réel exis­tant sur le­quel on peut s’appuyer. Jean lui-même s’appuie de son bras gauche sur le mo­nu­ment de pierre, alors que le bras droit in­dique l’agneau qui se trouve der­rière, comme si la pierre n’était rien de moins que de l’air. Jean fran­chit Ma­ni­fes­te­ment le seuil du monde spi­ri­tuel. Le peintre ex­plique qu’il ne s’agit pas ici d’une vi­sion pas­si­ve­ment re­çue, mais au contraire d’une ex­pé­rience du seuil qui lui échoit sur la base d’une mé­di­ta­tion consciem­ment ame­née. L’artiste aus­si voit avec un œil in­té­rieur et un œil ex­té­rieur. Il peint les choses de ma­nière que, d’un cô­té, elles aient un élé­ment ob­jec­tif sen­sible et, de l’autre, une di­men­sion spi­ri­tuelle. Ain­si n’y a-t-il au­cune contra­dic­tion à ac­cep­ter arbres, monts et prai­ries et Jean l’anachorète vi­vant dans une contrée désertique.

Le bloc de pierre et l’agneau
Dans le bloc de pierre pla­cé entre Jean et l’agneau, ré­sonnent d’autres rap­ports. En liai­son à l’agneau, il fait sou­ve­nir de la pierre du sa­cri­fice, sur la­quelle au­tre­fois Abra­ham dut of­frir son fils Isaac en sa­cri­fice. Dieu épar­gna Isaac et s’accommoda d’un bé­lier. Le sa­cri­fice ani­mal rem­pla­ça ain­si le sa­cri­fice hu­main. Avec la mort du Christ, l’A­gneau de Dieu se sa­cri­fiant, le sa­cri­fice de l’animal perd fi­na­le­ment son sens. Eu égard à cette évo­lu­tion, la dé­col­la­tion sui­vante de Jean, sur­git comme un re­tour bar­bare aux temps des sa­cri­fices hu­mains. Il pro­vient des ef­forts de ma­gie noire d’Hérodiade, l’épouse d’Hérode.

Il existe une re­la­tion entre la sym­bo­lique de l’Agneau et la Cène. L’abattage de l’agneau pas­cal re­pose en ef­fet sur une tra­di­tion, qui se rat­tache à la sor­tie des Is­raé­lites d’É­gypte. Sur la pro­messe de Dieu, les Is­raé­lites avaient au­tre­fois as­per­gé les mon­tants et lin­teau de leurs portes du sang des agneaux abat­tus en pro­tec­tion di­vine. (Ex 12) Ce­la de­vint de ce fait l’usage de fê­ter l’Exode, chaque an­née lors de la fête juive de Pâque, en im­mo­lant l’agneau pas­cal. La Cène, le der­nier re­pas du soir du Christ, eut donc lieu dans la nuit de la fête de la Pâque juive, sous le signe de l’agneau. Ce bloc de pierre al­lon­gé avec l’a­gneau rap­pelle, chez Bosch, la table de la Cène, au cours de la­quelle Jean l’é­van­gé­liste, ce­lui que le Sei­gneur ai­mait, se te­nait ap­puyé sur le sein du Christ, dans une at­ti­tude sem­blable à celle, ici, de Jean le Bap­tiste : ha­billé de rouge, la tête ap­puyée sur le bras gauche, et les yeux fermés.

La plante
Là où pousse la plante se trou­vait ori­gi­nel­le­ment un homme, le com­man­di­taire de l’œuvre. il s’agirait de Jan Van Vla­de­ra­cken, éche­vin de la ville de Her­to­gen­bosch. Bosch l’a re­cou­vert peu après avec une fi­gu­ra­tion de plante, à la vé­ri­té de ma­nière telle qu’elle conserve — si l’on consi­dère le gi­gan­tesque fruit blanc comme une tête — une res­sem­blance avec la sil­houette hu­maine. Si les do­na­teurs sont peu à peu ca­mou­flés, c’est parce que ce­la manque d’humilité que de les faire ap­pa­raître dans une po­si­tion de pou­voir fi­nan­cier sur un ta­bleau re­pré­sen­tant Jé­sus, Ma­rie ou un saint.

Dans la bo­ta­nique, on re­cher­che­rait en vain la plante en ques­tion. Elle re­pré­sente un être hy­bride entre di­verses es­pèces vé­gé­tales, avec de mul­tiples fruits grands et pe­tits en forme de globes et des feuilles aux formes com­plè­te­ment dif­fé­rentes. Ses tiges re­cour­bées, sont en par­tie re­cou­vertes d’épines et montrent une ar­ti­cu­la­tion qui ne se pré­sente ab­so­lu­ment pas dans la na­ture, comme la forme dis­coï­dale d’où jaillissent, à la ma­nière d’une fon­taine, de fins ra­meaux dans les quatre di­rec­tions. Dans des mou­ve­ments élé­gants, la plante dé­crit des méandres dans la hau­teur et dé­passe même l’horizon. Elle jaillit dans la proxi­mi­té im­mé­diate du bloc de pierre et elle est bor­dée de sombres broussailles.

Tout en haut, sur un ra­meau bri­sé, sont em­pa­lés deux êtres vi­vants ou in­sectes en forme de pois­son et le ra­meau op­po­sé porte un fruit en forme de cap­sule ronde, qui donne presque l’impression d’un corps cé­leste per­cé d’un trou. Que les fruits, par leur teinte claire et leur forme sphé­rique, ren­ferment un élé­ment in­hé­rent à la tête, et que les deux êtres en formes de pois­son ou d’insecte soient ap­pen­dus par leur tête, ce­la laisse pré­su­mer un in­té­rêt du peintre pour la ques­tion du des­tin de Jean. Les ob­jets étranges si­tués à l’arrière-plan, à gauche et à droite, rap­pellent de loin des struc­tures os­seuses et ap­pa­raissent, par toute leur es­thé­tique, comme des formes mortes, qui furent au­tre­fois animées.

La ra­cine et l’agneau
L’auteur a créé un lien avec Mat­thieu (3, 10) et Luc (3, 9), là où le Bap­tiste dit : « Dé­jà la co­gnée est à la ra­cine des arbres. Tout arbre qui ne fait pas de beaux fruits est cou­pé et je­té au feu. » La pen­sée de l’être hu­main agit for­te­ment en dé­cons­trui­sant. La plante — et avant tout les deux for­ma­tions ro­cheuses à l’arrière-plan — re­flètent à cer­tains égards l’état de l’être hu­main avec ses forces al­lant sur le dé­clin, qui sont de moins en moins nour­ries par leur union au cos­mos. C’est l’une des dé­cla­ra­tions bou­le­ver­santes de l’œuvre. S’oppose à elle, néan­moins, un Jean pla­cide et tout en rose, dont la pen­sée se ré­vèle ex­tra­or­di­nai­re­ment fé­conde. Qu’ici Jean n’habite plus les contrées dé­sertes et par­ci­mo­nieuses, ce­la peut être com­pris comme le re­flet d’un état d’âme : le dé­sert re­cule et cède la place à une verte prai­rie, puisque Jean a sur­mon­té le dé­sert dans son âme et dans son es­prit. L’Agneau est de­ve­nu pour lui « ra­cine de vie éter­nelle ». « Te connaître est en­tière jus­tice et re­con­naître ton pou­voir est la ra­cine de l’immortalité. (Sg 15, 3)

Jean et le monde dé­mo­niaque
Dans l’œuvre de Bosch nous ren­con­trons sans cesse des êtres dé­mo­niaques, qui se tiennent entre les règnes de la na­ture ou bien réunissent di­verses es­pèces ani­males en elles. Dans cette pein­ture, pour­tant elles n’ont pas été sou­vent re­mar­quées. On a fré­quem­ment écrit sur l’oiseau à trois pattes po­sé sur le bloc de pierre au pre­mier plan. Un ani­mal res­sem­blant à une be­lette rôde en outre entre deux feuilles de la plante, à peine re­con­nais­sable à l’œil nu. De telles créa­tures se com­portent — peut-être pas fi­na­le­ment à cause de l’influence po­si­tive qu’exerce Jean — tout à fait pai­si­ble­ment et passent inaperçues.

Clau­dia Tör­pel (ex­traits)

Bio­gra­phie
Clau­dia Tör­pel est née en 1965 à Mann­heim, jour­na­liste et écri­vain, au­teur de l’ouvrage On ne pense cor­rec­te­ment qu’avec le cœur. Pour une com­pré­hen­sion du corps de l’ancienne Égypte, Per­seus Ver­lag 2003
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Note
1 Les pein­tures de Bosch, Jean le Bap­tiste et Jean à Pat­mos for­maient les vo­lets su­pé­rieurs du re­table d’autel de la cha­pelle de la Fra­ter­ni­té Notre Dame, ca­thé­drale-ba­si­lique Saint-Jean-l’É­van­gé­liste de Bois-le-Duc aux Pay-Bas. l’Évangéliste Jean à Pat­mos y est re­pré­sen­té en com­plé­ment net­te­ment plus cos­mique du Jean le Bap­tiste net­te­ment plus terrestre.