Olivier Messiaen (1908-1992), Le Dieu caché
Jennifer Bate, orgue, Église de la Sainte-Trinité à Paris

Marc Chagall (1887-1985)
Moïse recevant les Tables de la Loi (1960-1966)
Musée Marc Chagall, Nice
Libérés par Dieu de la servitude de l’Égypte, les Hébreux qui ont survécu dans le désert grâce à sa protection, reçoivent de Lui un code de vie qui met l’Alliance au centre de leur existence et leur donne des lois fondamentales pour régler leur vie communautaire.
Ex 20,1-17
1 Alors Dieu prononça toutes les paroles que voici :2 Je suis le Seigneur ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison d’esclavage.
3 Tu n’auras pas d’autres dieux en face de moi.
4 Tu ne feras aucune idole, aucune image de ce qui est là-haut dans les cieux, ou en bas sur la terre, ou dans les eaux par-dessous la terre.
5 Tu ne te prosterneras pas devant ces dieux, pour leur rendre un culte. Car moi, le Seigneur ton Dieu, je suis un Dieu jaloux : chez ceux qui me haïssent, je punis la faute des pères sur les fils, jusqu’à la troisième et la quatrième génération ; 6 mais ceux qui m’aiment et observent mes commandements, je leur montre ma fidélité jusqu’à la millième génération.
7 Tu n’invoqueras pas en vain le nom du Seigneur ton Dieu, car le Seigneur ne laissera pas impuni celui qui invoque en vain son nom.
8 Souviens-toi du jour du sabbat pour le sanctifier.
9 Pendant six jours tu travailleras et tu feras tout ton ouvrage ; 10 mais le septième jour est le jour du repos, sabbat en l’honneur du Seigneur ton Dieu : tu ne feras aucun ouvrage, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni tes bêtes, ni l’immigré qui est dans ta ville. 11 Car en six jours le Seigneur a fait le ciel, la terre, la mer et tout ce qu’ils contiennent, mais il s’est reposé le septième jour. C’est pourquoi le Seigneur a béni le jour du sabbat et l’a sanctifié.
12 Honore ton père et ta mère, afin d’avoir longue vie sur la terre que te donne le Seigneur ton Dieu.
13 Tu ne commettras pas de meurtre.
14 Tu ne commettras pas d’adultère.
15 Tu ne commettras pas de vol.
16 Tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain.
17 Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain ; tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne : rien de ce qui lui appartient.«
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De format carré, format qui suscite un sentiment de stabilité, l’œuvre de Chagall est construite sur deux lignes perpendiculaires formées par le corps de Moïse et par la crête de la montagne du Sinaï. Mais ces deux lignes sont légèrement décalées par rapport aux diagonales de la toile. Ce décalage introduit un léger déséquilibre dans la composition qui rend plus évident l’élan de Moïse vers Dieu. Il suggère aussi la position instable du patriarche qui semble quitter le sol sur lequel il était agenouillé et être comme aspiré vers le ciel. Ce mouvement met l’accent sur l’échange qui a lieu entre Dieu et Moïse : Dieu suscite l’élan de Moïse, Moïse répond à l’appel de Dieu, Dieu donne sa Loi, Moïse offre sa foi, Moïse confie son peuple à Dieu, Dieu confie sa parole de vie à Moïse pour le bonheur de ce peuple.
La grande silhouette du prophète forme un grand pont entre la terre et le ciel : Moïse est l’intermédiaire par lequel Dieu passe pour constituer son peuple en une nation sainte, il devient par le biais de l’interprétation personnelle de Chagall un signe de l’Alliance déjà offerte à Noé et à Abraham et dont la portée s’élargit toujours plus généreusement à chaque renouvellement depuis la famille du vieux patriarche sauvée du déluge jusqu’au peuple hébreux emporté dans la tourmente de l’Exode.
Conformément aux exigences de la religion juive, Dieu n’est représenté que par ses deux mains sortant de la nuée grise et blanche. Des ailes à peine esquissées dans la nuée suggèrent peut être le chœur des anges qui chantent en permanence sa louange.
Le corps immense de Moïse porte la marque des épreuves rencontrées depuis la sortie d’Égypte. Ses épaules sont voûtées, toute sa silhouette n’est que creux et bosses. Peinte dans les mêmes tonalités de gris et de blanc que les rochers du Sinaï, sa robe blanche porte toute la poussière du désert, mais cette couleur de pierre, qui est aussi celle des deux tables de pierre, dit surtout que la foi de Moïse est solide comme le roc et qu’il vit déjà des paroles qui lui sont remises.

Le visage du vieil homme est marqué par la fatigue et sa bouche ouverte semble dire sa lassitude de tirer derrière lui ce peuple difficile : « Pourquoi traiter si mal ton serviteur ? Pourquoi n’ai-je pas trouvé grâce à tes yeux ? Pourquoi m’as-tu imposé le fardeau de tout ce peuple ? Je ne puis, à moi seul, porter tout ce peuple : c’est un fardeau trop lourd pour moi. » (Nb 11, 11 et 14) Mais son regard dirigé vers la nuée et ses mains largement ouvertes répondent avec ferveur à l’appel de Dieu : Moïse , le serviteur fidèle, est celui à qui Dieu parle face à face (Nb 12, 8) aussi sa tête rayonne-t-elle de la gloire divine qui repose sur lui comme une couronne.

Les amoureux qui s’envolent dans le coin en haut à gauche, comme les isbas (maison traditionnelle, en bois de conifères, notamment en Russie du Nord) disséminées dans la lumière or du ciel sacralisé par la présence de Dieu, sont la traduction poétique de cette espérance.
La montagne escarpée et aride sur laquelle a lieu la rencontre, coupe l’espace et établit une frontière infranchissable entre Dieu et le peuple relégué dans le coin en bas à gauche, loin de l’apparition divine, car c’est un peuple infidèle comme en témoigne le veau d’or qui le surmonte et autour duquel seuls quelques hommes dansent encore.
Les hommes, les femmes et leurs enfants sont rassemblés en une masse compacte de couleur rouge qui semble s’agiter et manifester angoisse et interrogation. Certains montrent le ciel, l’un d’entre eux son bagage sur le dos s’apprête à reprendre la route sans attendre. Mais de fête il n’y a pas : aucun ne manifeste de joie. Ils sont rassemblés à cause d’une absence qui les inquiète et qu’ils ont voulu combler par une idole. Ils n’ont pas véritablement écouté les paroles du Seigneur que Moïse leur avait rapportées, tout encombrés qu’ils étaient de leurs exigences matérielles et de leurs richesses. Ils murmurent contre l’absence de Moïse, mais leurs paroles sont confuses comme leurs mouvements sont entravés par la peur qui les fait se serrer les uns contre les autres.
Chagall a peint leurs vêtements de couleur rouge car ils sont le peuple qui avait engagé sa foi après que Moïse eut offert un sacrifice de communion pour célébrer la conclusion de l’Alliance : « Moïse prit la moitié du sang et le mit dans des bassins ; puis il aspergea l’autel avec le reste du sang. Il prit le livre de l’Alliance et en fit la lecture au peuple. Celui-ci répondit : Tout ce que le Seigneur a dit, nous le mettrons en pratique, nous y obéirons. Moïse prit le sang, en aspergea le peuple, et dit : Voici le sang de l’Alliance que, sur la base de toutes ces paroles, le Seigneur a conclue avec vous. » (Ex 24, 6-8) Malgré leur infidélité les Hébreux restent un peuple saint car Dieu, lui, ne revient pas sur sa parole.

Chagall a introduit sur les bords de sa toile sa propre interprétation du texte biblique en respectant la mise en page des feuillets du Talmud 1 : au centre, le texte biblique, les commentaires autour de ce texte.
Dans la partie droite du tableau des personnages disposés les uns au dessus des autres sont tous solitaires et silencieux, ce sont des figures emblématiques. Après Moïse, ils jalonnent l’histoire de l’Alliance et en annoncent l’accomplissement en Jésus Christ.
Aaron, le premier dans la bas du tableau, est revêtu de l’habit du Grand Prêtre, fonction sacerdotale pour laquelle il a été consacré (Ex 28) : l’habit de pourpre violette, le pectoral d’or 2 et le turban. Il tient le grand chandelier à sept branches, la menorah 3, dont les cierges allumés sont le signe de la relation qui unit en permanence Dieu et son peuple. C’est la raison pour laquelle Chagall l’a placé à la frontière entre le ciel et la terre.
Au dessus d’Aaron, voici Jérémie le prophète de l’exil à Babylone, assis, tournant symboliquement le dos à l’évènement du Sinaï, le menton reposant dans la main en signe de désolation. Il a choisi de se tenir à l’écart d’un peuple qui refuse encore d’entendre la parole de Dieu : « Jamais je ne me suis assis dans le cercle des moqueurs pour m’y divertir ; sous le poids de ta main, je me suis assis à l’écart parce que tu m’as rempli d’indignation. » (Jr 21, 17) Dans la solitude, Jérémie s’est tourné vers la prière intérieure, mettant la Torah au cœur de sa vie quotidienne. Il annoncera la Nouvelle Alliance (Jr 31, 31, 33).
Enfin, tout en haut, inclus dans la nuée, les juifs ayant subi les pogroms ou martyrisés pendant deuxième guerre mondiale. L’un d’entre eux tient encore un balluchon sur l’épaule, mais leur exode douloureux a pris fin. Chagall en leur faisant place dans sa peinture les a introduits auprès de Dieu parce que leurs épreuves, leur martyre, en ont fait des Justes et qu’ils ne doivent pas être oubliés.
L’ange du Seigneur qui porte à Jérémie le rouleau de la Torah symbolise la proximité de Dieu qui n’abandonne pas son prophète dans la détresse. Juste au dessus de Jérémie, un couple et son enfant symbolisent le peuple juif perpétuellement sur les routes de l’Exode. Puis vient le roi David assis sur un trône et tenant la lyre dont la musique accompagne les psaumes dont il est l’auteur. Lui aussi tourne le dos à l’évènement du Sinaï. Il est le roi choisi par Dieu (1Ch 17, 7). A travers ses psaumes, il chante la Loi source de bonheur (Ps 1), la Loi qu’il faut garder, serrer sur son cœur car elle nous vivifie (Ps 119), la Loi éternelle et immuable (Ps 148, 6) Dieu lui donnera une maison, une descendance (2Sam 7, 12-16) d’où sera issu, un « fils de David » qui sera le Messie. Sur la toile de Chagall, David est donc délibérément tourné vers l’avenir, un avenir qui verra la Loi non pas abolie, mais accomplie par Jésus le Christ et c’est pour cette raison qu’une partie son corps est hors champ.
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1 Talmud : mot hébreu signifiant « enseignement ». Le Talmud rassemble les codes et les enseignements qui réglementent la vie religieuse des juifs.
2 Le pectoral était porté sur la poitrine par le grand prêtre. il était serti de douze pierres précieuses et semi-précieuses gravées des noms des douze fils de Jacob, qui sont à l’origine des douze tribus d’Israël. Dieu en avait prescrit la fabrication à Moïse, ainsi que tous les autres vêtements sacerdotaux.
3 Menorah : chandelier en or à sept branches présent dans le Temple. il devait resté allumé en permanence car sa lumière était présence de Dieu et symbolisait la perfection. Dans l’Apocalypse, les chandeliers à sept branches sont le symbole des sept Églises d’Asie.