Marc Cha­gall. Le pro­phète Isaïe

Fe­lix Men­dels­sohn, Ve­ni Do­mine
Maî­trise de Ra­dio France, So­fi Jean­nin, chef de choeur, Maî­trise Notre-Dame de Pa­ris, Hen­ri Cha­let, chef de choeur, Yves Cas­ta­gnet, orgue 

Marc Cha­gall (1887-1985)
Le pro­phète Isaïe (1968)
Mu­sée Marc Cha­gall, Nice 

L’ange cou­leur de feu l’embrasse. Sa grande main droite ca­resse le men­ton du pro­phète, ses larges ailes éten­dues par le vent. Sa robe est ample et fé­mi­nine, avec des plis abon­dants dé­ployés. Il semble do­mi­ner la com­po­si­tion, sans doute parce que l’artiste n’a ja­mais fi­gu­ré di­rec­te­ment Dieu par res­pect pour la tra­di­tion juive. C’est jus­te­ment sous cette forme de l’ange qu’il re­pré­sente in­di­rec­te­ment la pré­sence divine.

Isaïe, res­pec­tueux, s’incline en flé­chis­sant le ge­nou. Son vi­sage mé­di­ta­tif, lu­mi­neux, à la do­mi­nante verte – cou­leur de l’espérance ? – semble plon­gé dans une pro­fonde mé­di­ta­tion. Par­mi les conven­tions du lan­gage cor­po­rel, la barbe longue si­gni­fie la vieillesse et la sa­gesse. Elle est sou­vent em­ployée par les illus­tra­teurs médiévaux.

Cha­gall l’utilise ici comme le signe es­sen­tiel qui dis­tingue le pro­phète-sage. Une autre conven­tion, celle du par­che­min dé­plié, est éga­le­ment pré­sente. Les pa­roles di­vines qui lui sont ins­pi­rées par l’ange sont dé­jà ins­crites, comme coif­fées par sa grande main ouverte.

A tra­vers cette com­po­si­tion, Cha­gall nous re­late les évé­ne­ments de l’Histoire du Sa­lut. Comme l’artiste lui-même le dit, il consi­dé­rait la Bible comme de la poé­sie pure qui « chante la tra­gé­die hu­maine » : « Pour moi, peindre la Bible, c’est comme un bou­quet de fleurs. La Bible pour moi c’est de la poé­sie toute pure, une tra­gé­die hu­maine. Les pro­phètes m’inspirent, Jé­ré­mie, Isaïe… c’est de la poé­sie en­ga­gée. Je ne pro­clame pas le drame de la vie. Je ne dra­ma­tise pas, même lorsque la mort est pré­sente dans un ta­bleau. C’est tra­gique par na­ture, c’est comme ça, tout sim­ple­ment. » (Marc Cha­gall à Am­broise Vollard)

La Cru­ci­fixion est ici évo­quée en ar­rière plan, sur la gauche. Car c’est par sa mort et sa ré­sur­rec­tion que le Christ, à Jé­ru­sa­lem, réa­lise la pro­phé­tie d’Isaïe, de­vant cette foule, « mul­ti­tude des peuples », ras­sem­blée plus bas : « toutes ces na­tions af­flue­ront vers elle, des peuples nom­breux se met­tront en marche, et ils di­ront : Ve­nez, mon­tons à la mon­tagne du Sei­gneur, au temple du Dieu de Jacob. »

Ce temple est dé­sor­mais son corps. Et il est en re­la­tion avec une autre pro­phé­tie, en lien di­rect avec l’annonce de la nais­sance du Sau­veur : la mère, dans le splen­dide ha­lo bleu­té de son man­teau, por­tant son en­fant, si­tuée en bas à droite, au bout de la dia­go­nale qui part de la cru­ci­fixion, sert d’élément qui re­lie ces deux par­ties. La dou­ceur de la ma­ter­ni­té an­nonce, certes, la vio­lence de la croix, mais sur­tout l’amour in­fi­ni qui nous est don­né : « C’est pour­quoi le Sei­gneur lui-même vous don­ne­ra un signe : Voi­ci, la jeune femme est en­ceinte, elle va en­fan­ter un fils et elle lui don­ne­ra le nom d’Emmanuel. » (Is 7,14) Cette dou­ceur par­ti­cipe d’ailleurs à l’ambiance pai­sible de cette par­tie droite du tableau.

En ef­fet, chez Cha­gall, les ani­maux oc­cupent tou­jours une place im­por­tante, com­pa­rable à celle des hommes. Dans ses illus­tra­tions de la Bible, les ani­maux sont sou­vent re­pré­sen­tés avec au­tant d’importance que les hu­mains. Se­lon Mir­cea Eliade, chez Cha­gall, « l’amitié entre l’homme et le monde ani­mal est un symp­tôme paradisiaque ».

Pour lui le monde idéal est peint comme un lieu où l’homme, l’animal et l’ange vivent en­semble en paix sous le re­gard de Dieu. Cha­gall a ex­pri­mé cette re­cherche de l’harmonie entre l’homme et la Na­ture, ce sou­hait de la Paix sur la Terre. Ici, il illustre par­fai­te­ment la pa­role du livre d’Isaïe : « La jus­tice se­ra la cein­ture de ses reins, et la fi­dé­li­té la cein­ture de ses hanches. Le loup ha­bi­te­ra avec l’agneau, la pan­thère se cou­che­ra avec le che­vreau. Le veau, le lion­ceau et la bête grasse iront en­semble, conduits par un pe­tit gar­çon. On ne fe­ra plus de mal ni de vio­lence sur toute ma mon­tagne sainte. » (Is 11,5-9)

Fi­dèle au texte qui parle de la ré­con­ci­lia­tion des créa­tures sous le règne de la jus­tice di­vine, l’artiste re­pré­sente sur la par­tie droite de la toile les bêtes fé­roces, les ani­maux do­mes­tiques et l’être hu­main heu­reux d’être en­sembles, sous la sur­veillance d’un ange vê­tu de blanc.

Le pay­sage, bien qu’il soit re­pré­sen­té dans le cadre de l’Ancien Tes­ta­ment, ne cherche pas à évo­quer seule­ment la trace du pas­sé, celle de l’époque bi­blique. Pour Cha­gall, il est le pay­sage du pré­sent et aus­si du fu­tur, c’est-à-dire le pay­sage qu’il voit de­vant ses yeux et qu’il veut mon­trer au monde.

C’est donc quelque chose d’immuable qu’il s’est ef­for­cé de réa­li­ser dans son ta­bleau, de telle sorte que ce­lui-ci reste tou­chant et ac­ces­sible en tout temps. Le fait que l’artiste ne pré­cise clai­re­ment ni le temps ni l’espace per­met en ef­fet au mes­sage de ses illus­tra­tions d’être uni­ver­sel et in­tem­po­rel, comme le mes­sage d’Isaïe in­vite cha­cun de nous, dans son quo­ti­dien, à ac­cueillir la ve­nue du Dieu sau­veur et l’avènement de la paix to­tale « quand les épées ser­vi­ront à for­ger des socs de char­rue et les lances, des faucilles ».

Cha­gall lui-même a ex­pri­mé son éloi­gne­ment de la re­cherche vé­riste du monde bi­blique : « A tra­vers la sa­gesse de la Bible, je vois les évé­ne­ments de la vie et les œuvres d’art. Une vraie grande œuvre est tra­ver­sée par son es­prit et son har­mo­nie. Comme dans ma vie in­té­rieure l’esprit et le monde de la Bible oc­cupent une grande place, j’ai es­sayé de l’exprimer. Il est es­sen­tiel de re­pré­sen­ter les élé­ments du monde qui ne sont pas vi­sibles et non de re­pro­duire la na­ture dans tous ses aspects. »

Comme sou­vent dans la der­nière par­tie de l’œuvre de Cha­gall, cette toile, au mi­lieu de la cha­leur et du tour­billon de la pa­lette rou­geoyante, res­pire la paix, avec deux per­son­nages prin­ci­paux qui dé­ploient leurs formes gé­né­reuses, au mi­lieu de la dou­ceur d’autres motifs.

C’est aus­si un état d’esprit par­ti­cu­lier que nous sommes ap­pe­lés à par­ta­ger. La fi­gure du cru­ci­fié est pré­sente, mais en ar­rière plan. L’artiste re­garde main­te­nant de l’autre cô­té, du cô­té de la vie. Sa pein­ture té­moigne de la lu­mière du mes­sage de la Bible qui est l’héritage com­mun entre le ju­daïsme et le christianisme.

Nous avons à faire nôtre l’espérance et l’endurance du peuple d’Israël qui marche vers la ville sainte, vers la lu­mière, qui se laisse en­sei­gner par la Pa­role de Dieu. Ac­cueillons ce­lui qui vient au-de­vant de nous ; ac­cueillons la mi­sé­ri­corde du Fils de l’homme.

Lais­sons Cha­gall conclure notre pre­mière étape de ce temps de l’Avent : « L’Art, sans l’amour ou­vri­rait la mau­vaise porte. Il ne peut y avoir au­cun mes­sage plas­tique, ou d’autre mes­sage quel qu’il soit sans des va­leurs hu­ma­ni­taires ou sans ce que nous ap­pe­lons sou­vent l’Amour-Couleur. En de­hors de ce­la, il n’y a au­cune va­leur. Cette bon­té et cet Amour dont je parle sont, se­lon mon propre vo­ca­bu­laire, la cou­leur, la lu­mière. Mais ce qui est le plus im­por­tant est le sang, et le sang est, pour l’artiste, la cou­leur. On me de­mande sou­vent qu’est-ce que j’entends par la cou­leur et sa chi­mie ? La même chose peut être dite pour la mu­sique : La pro­fon­deur de la cou­leur tra­verse les yeux et reste dans l’âme, de la même fa­çon que la mu­sique entre dans les oreilles et reste dans l’âme. Main­te­nant je sens la pré­sence d’une cou­leur qui est la cou­leur de l’amour. Mais si vous li­siez la Bible et les Psaumes, vous trou­ve­riez tout, même la meilleure thèse sur l’Art et sur la Vie. » (Confé­rence de Marc Cha­gall à l’Université de Chi­ca­go, fé­vrier 1958)

Fré­dé­ric Curnier-Laroche