▷ Rem­brandt. Au­to­por­trait au chevalet

Paul Ri­coeur © France Culture 

Rem­brandt (1606-1669)
Au­to­por­trait au che­va­let (1660)
Le Louvre, Paris 

Voi­ci sous nos yeux, choi­si par­mi les très nom­breux au­to­por­traits de Rem­brandt — si ma­gni­fi­que­ment re­pro­duits dans Rem­brandt, au­to­por­trait (Al­bum Ski­ra, 1985) —, ce­lui que le maitre pei­gnit en 1660, huit ans avant sa mort.

Je contemple ce vi­sage. Et sou­dain, le re­gar­dant me re­gar­der, je me pose une ques­tion sau­gre­nue : qu’est-ce qui me fait dire que ce vi­sage est ce­lui du peintre lui-même ? D’où ai-je ap­pris que le per­son­nage ici re­pré­sen­té est le même que ce­lui qui l’a peint ? Seule me l’en­seigne une ins­crip­tion ex­té­rieure au ta­bleau, un texte à lire — une lé­gende, comme on dit si bien. Sans cette lé­gende, je ne sau­rais pas que l’­homme peint et l’­homme qui l’a peint portent le même nom : Rem­brandt. On lit bien, sur le ta­bleau, à l’in­té­rieur du cadre, la si­gna­ture et la date. Mais elles disent le nom du peintre. Le per­son­nage re­pré­sen­té, en re­vanche, ne porte pas son nom sur son front. Pour iden­ti­fier les deux noms, il me faut une in­for­ma­tion ex­té­rieure, ti­rée de la bio­gra­phie du peintre, qui me dit qu’à cette date l’­homme Rem­brandt se pei­gnit lui-même une fois en­core. II me faut en outre la ga­ran­tie de l’ins­ti­tu­tion des Beaux-Arts — col­lec­tion­neurs, di­rec­teurs de ga­le­rie, conser­va­teurs de mu­sée — pour at­tes­ter que l’au­to­por­trait en ques­tion est celui-ci.

Vous ne voyez, dites-vous, au­cune mer­veille dans cette belle trou­vaille ? Pour­tant, cet au­to­por­trait, comme tous les autres du genre, met en dé­faut une règle as­cé­tique ad­mise par maints cri­tiques d’art, en pein­ture comme en lit­té­ra­ture, se­lon la­quelle l’ap­proche pu­re­ment es­thé­tique exige qu’on ou­blie l’au­teur réel, en chair et en os, et qu’on laisse l’œuvre, ain­si ren­due or­phe­line, plai­der seule sa cause. Or l’au­to­por­trait, pour mé­ri­ter son titre, me de­mande d’i­den­ti­fier le per­son­nage re­pré­sen­té comme étant le même que ce­lui qui l’a peint. Ce sont ain­si deux ab­sents qu’il m’est de­mande de te­nir pour iden­tiques : l’un est le per­son­nage ir­réel, vi­sé au-de­là de la toile ma­té­rielle ; l’autre est le peintre réel, mais au­jourd’­hui mort. Un gouffre se creuse entre le per­son­nage sans nom du ta­bleau et l’au­teur dont le nom est at­tes­té par la si­gna­ture. Leur iden­ti­té n’al­lant plus de soi, il me faut donc la construire. 

Pour ce faire, je dois pro­je­ter sur les traits du per­son­nage re­pré­sen­té ce que je sais de Rem­brandt à cette date, et in­cor­po­rer à la bio­gra­phie de l’artiste ce que la seule ana­lyse pic­tu­rale peut enseigner.

D’une part, la bio­gra­phie m’apprend qu’en 1660 Rem­brandt n’est pas en­core vieux — il a cin­quante-quatre ans — mais dé­jà vieillis­sant ; qu’aux yeux de ses contem­po­rains il est un ar­tiste sur le dé­clin, un peintre désa­voué : quatre ans plus tôt, il a échap­pé de peu à une faillite in­fa­mante ; deux ans au­pa­ra­vant, sa mai­son et son mo­bi­lier, ses des­sins et ses gra­vures ont dû être ven­dus ; à la fin de la même an­née 1660, il lui fau­dra cé­der sa mai­son à sa se­conde com­pagne, Hen­dri­ckje Stof­fels, et à son fils Ti­tus, et trou­ver re­fuge dans l’auberge où l’on avait ven­du ses biens. Mu­ni de ce sa­voir bio­gra­phique, j’essaie de le re­trou­ver sur le vi­sage peint. D’autre part, la pure étude du ta­bleau m’en­seigne com­ment des pro­blèmes pré­cis d’é­cri­ture pic­tu­rale ont re­çu cette so­lu­tion unique qu’on ap­pelle un style à cette époque de la car­rière du maître ; com­ment, à la fa­veur de ce style sin­gu­lier, l’expression du vi­sage s’est ren­due trans­pa­rente à l’intériorité d’une âme ; com­ment l’humeur pas­sa­gère du su­jet fut trans­cen­dée dans l’insistance d’un ca­rac­tère, par-de­là toute anec­dote ; com­ment en­fin le ré­cit d’une tranche de vie s’est trou­vé conden­sé dans l’espace im­mo­bile d’un por­trait. Voi­là les deux bouts de la chaîne qu’il me faut tenir.

Or com­ment ob­tien­drai-je cette heu­reuse conjonc­tion entre le sa­voir bio­gra­phique et l’analyse pic­tu­rale ? Je n’ai pas d’autre res­source pour col­ma­ter la brèche entre la si­gna­ture du peintre et le nom du per­son­nage peint que de re­faire en ima­gi­na­tion le tra­vail même de l’artiste se pei­gnant lui-même.

Une fois en­core, en 1660, cet homme qu’on dit vieillis­sant, rui­né et aban­don­né par son pu­blic, re­court à l’artifice du mi­roir pour se don­ner une image op­tique de lui-même ; puis, ou­bliant le mi­roir, l’escamotant même, puis­qu’il ne le peint pas, il tient cette image spé­cu­laire pour iden­tique à lui-même. Le voi­là donc se fai­sant face à lui-même, de­man­dant à ce vi­sage quel homme il est : plus cu­rieux de se connaître qu’in­quiet de vieillir ? En­core fier ou dé­jà usé ? Mieux ré­vé­lé par un dé­gui­se­ment de grand sei­gneur ou par une pièce de fri­pe­rie ? Ici éclate, sur le che­min de la ré­ponse, la dif­fé­rence avec Nar­cisse. Nar­cisse aime d’un amour éro­tique sa propre image dans les eaux. L’embrassant, il la brise. Rem­brandt, au contraire , garde la dis­tance et choi­sit, ap­pa­rem­ment sans haine ni com­plai­sance, de s’exa­mi­ner. Aux ques­tions qu’il pose sur lui- même, il offre pour seule ré­ponse ce ta­bleau-ci qu’il donne à voir. Pour lui, s’exa­mi­ner, c’est se dé­peindre au sens pre­mier du mot (à cet égard, on de­vrait pou­voir dire « exa­men de pein­ture », comme on dit « exa­men de conscience »). Voi­là donc le dé­but de la so­lu­tion de l’énigme. Rem­brandt a in­ter­pré­té son image dans le mi­roir en la re­créant sur la toile. Se dé­peindre, au sens qu’on vient de dire, voi­là l’acte créa­teur qui fonde pour nous, spec­ta­teurs et ama­teurs, l’identité des deux noms, ce­lui de l’artiste et ce­lui du per­son­nage. Entre le moi, vu dans le mi­roir, et le soi, lu dans le ta­bleau, s’in­sèrent l’art et l’acte de peindre, de se dépeindre.

Vaine est alors la ques­tion de sa­voir si ces traits sont bien ceux de l’artiste à cette époque. Nous ne le sau­rons ja­mais. Ou plu­tôt, la ques­tion n’ a pas de sens : car ce qu’il a pu dé­cou­vrir dans son vi­sage, c’est exac­te­ment ce qu’il a mis dans son por­trait. A l’image spé­cu­laire dis­pa­rue sur­vit un por­trait que le peintre a ces­sé de re­gar­der, mais qui a pour tou­jours la puis­sance de nous regarder.

Paul Ri­coeur (1913-2005), Sur un Au­to­por­trait de Rem­brandt, 1994
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