▷ Jo­hannes Ver­meer. La Dentellière

La Den­tel­lière, Chris­tian Mon­jou, agré­gé de l’université, an­cien en­sei­gnant-cher­cheur à Oxford 

Jo­hannes Ver­meer (1632-1675)
La Den­tel­lière (~1669)
Mu­sée du Louvre, Paris 

Re­noir consi­dé­rait ce chef-d’œuvre, en­tré au Louvre en 1870, comme le plus beau ta­bleau du monde, avec le Pè­le­ri­nage à l’île de Cy­thère de Wat­teau, éga­le­ment conser­vé au Louvre. Une jeune den­tel­lière, ap­par­te­nant sans nul doute à la pe­tite bour­geoi­sie de Delft, se penche sur son tra­vail, ma­niant avec ap­pli­ca­tion fu­seaux, épingles et fils sur sa table à ou­vrage. Le thème de la den­tel­lière, maintes fois trai­té dans la lit­té­ra­ture et la pein­ture hol­lan­daises (no­tam­ment par Cas­par Net­scher), illus­trait tra­di­tion­nel­le­ment les ver­tus do­mes­tiques fé­mi­nines. Le pe­tit livre que l’on dis­tingue au pre­mier plan est cer­tai­ne­ment une Bible, ce qui ren­force l’in­ter­pré­ta­tion mo­rale et re­li­gieuse du ta­bleau. Mais il s’a­git aus­si, tout comme dans la très cé­lèbre Lai­tière (vers 1658, Am­ster­dam, Rijks­mu­seum), d’une plon­gée dans l’u­ni­vers quo­ti­dien qui fas­ci­nait Ver­meer. Le peintre ai­mait à ob­ser­ver les ob­jets fa­mi­liers qui l’en­tou­raient et à les com­bi­ner dans ses com­po­si­tions : on re­trouve le même meuble bas, ain­si que le ta­pis hol­lan­dais à mo­tifs de feuilles, dans plu­sieurs de ses tableaux.

Le sen­ti­ment de pro­fonde in­ti­mi­té qui émane du ta­bleau pro­vient à la fois de sa pe­tite taille (il s’a­git du plus pe­tit for­mat peint par Ver­meer, 24, 5 x 21 cm) et du ca­drage cen­tré sur le per­son­nage. Le gé­nie du maître de Delft est de re­pro­duire dans ses œuvres les dé­for­ma­tions op­tiques na­tu­relles propres à un oeil hu­main qui ob­serve, en créant plu­sieurs pro­fon­deurs de champ. Ain­si le centre de notre at­ten­tion, l’ou­vrage mé­ti­cu­leux de la den­tel­lière, est-il re­pré­sen­té avec une grande acui­té de dé­tail, et par­ti­cu­liè­re­ment le fil blanc, si fin, ten­du entre les doigts de la jeune femme. En re­vanche, lorsque l’on s’é­loigne du point cen­tral de notre vi­sion, les formes de­viennent plus floues alors qu’elles sont pa­ra­doxa­le­ment au pre­mier plan.

Les fils blancs et rouges qui s’é­chappent du cous­sin à cou­ture n’ont pas du tout la même pré­ci­sion, ce sont de vé­ri­tables cou­lées de pein­ture, proches de l’abs­trac­tion, qui s’en­che­vêtrent. La ten­ture, peinte en pe­tites touches « poin­tillistes » de cou­leurs pures, par­ti­cipe aus­si de ce phé­no­mène d’im­pré­ci­sion vi­suelle. Les cou­leurs har­mo­nieuses de ce bi­jou pic­tu­ral, si ca­rac­té­ris­tiques du peintre, fas­ci­naient Van Gogh qui no­tait en 1888, dans une lettre à Émile Ber­nard, la beau­té de cet « ar­ran­ge­ment jaune ci­tron, bleu pâle, gris perle ».

Mal­gré cette sen­sa­tion de proxi­mi­té im­mé­diate avec le mo­dèle, nous ne pou­vons réel­le­ment pé­né­trer l’u­ni­vers de la den­tel­lière. Les masses de la ten­ture, du cous­sin à cou­ture et de la pe­tite table nous sé­parent d’elle, et nous ne voyons pas son ou­vrage, ca­ché par sa main droite. Les œuvres de Ver­meer pos­sèdent cette « poé­sie du si­lence » qui fait que les per­son­nages semblent évo­luer dans un monde étran­ger au nôtre, dans une clar­té ca­res­sante et douce qui s’ac­croche en pe­tits grains de lu­mière sur les ob­jets, dans un ins­tant à la fois in­time et impalpable.

Mi­chèle Per­ny
© Mu­sée du Louvre, Paris