Sig­mund Freud. Le moi ti­raillé entre trois despotes

Un adage nous dé­con­seille de ser­vir deux maîtres à la fois. Pour le pauvre moi la chose est bien pire, il a à ser­vir trois maîtres sé­vères et s’ef­force de mettre de l’­har­mo­nie dans leurs exi­gences. Celles-ci sont tou­jours contra­dic­toires et il pa­raît sou­vent im­pos­sible de les conci­lier ; rien d’é­ton­nant dès lors à ce que sou­vent le moi échoue dans sa mis­sion. Les trois des­potes sont le monde ex­té­rieur, le sur­moi et le ça.

Quand on ob­serve les ef­forts que tente le moi pour se mon­trer équi­table en­vers les trois à la fois, ou plu­tôt pour leur obéir, on ne re­grette plus d’a­voir per­son­ni­fié le moi, de lui avoir don­né une exis­tence propre. Il se sent com­pri­mé de trois cô­tés, me­na­cé de trois pé­rils dif­fé­rents aux­quels il ré­agit, en cas de dé­tresse, par la pro­duc­tion d’an­goisse. Ti­rant son ori­gine des ex­pé­riences de la per­cep­tion, il est des­ti­né à re­pré­sen­ter les exi­gences du monde ex­té­rieur, mais il tient ce­pen­dant à res­ter le fi­dèle ser­vi­teur du ça, à de­meu­rer avec lui sur le pied d’une bonne en­tente, à être consi­dé­ré par lui comme un ob­jet et à s’at­ti­rer sa li­bi­do. En as­su­rant le contact entre le ça et la réa­li­té, il se voit sou­vent contraint de re­vê­tir de ra­tio­na­li­sa­tions pré­cons­cientes les ordres in­cons­cients don­nés par le ça, d’a­pai­ser les conflits du ça avec la réa­li­té et, fai­sant preuve de faus­se­té di­plo­ma­tique, de pa­raître te­nir compte de la réa­li­té, même quand le ça de­meure in­flexible et in­trai­table. D’autre part, le sur­moi sé­vère ne le perd pas de vue et, in­dif­fé­rent aux dif­fi­cul­tés op­po­sées par le ça et le monde ex­té­rieur, lui im­pose les règles dé­ter­mi­nées de son com­por­te­ment. S’il vient à déso­béir au sur­moi, il en est pu­ni par de pé­nibles sen­ti­ments d’in­fé­rio­ri­té et de culpa­bi­li­té. Le moi ain­si pres­sé par le ça, op­pri­mé par le sur­moi, re­pous­sé par la réa­li­té, lutte pour ac­com­plir sa tâche éco­no­mique, ré­ta­blir l’­har­mo­nie entre les di­verses forces et in­fluences qui agissent en et sur lui : nous com­pre­nons ain­si pour­quoi nous sommes sou­vent for­cés de nous écrier : Ah, la vie n’est pas facile !

Sig­mund Freud (1856-1939), Nou­velles Confé­rences de Psy­cha­na­lyse
Bio­gra­phie