Tho­mas Hobbes. La force contrai­gnante de la loi

École an­glaise
Por­tait de Tho­mas Hobbes âgé (1676)
Long Gal­le­ry, Hard­wick Hall 

« Auc­to­ri­tas, non ve­ri­tas, fa­cit le­gem » (Hobbes, Lev. lat., c. XX­VI)
«Ce n’est pas la vé­ri­té, mais l’autorité qui fait la loi »

Avec sa théo­rie du Lé­via­than qui re­pré­sente l’État comme un « dieu mor­tel », Hobbes a as­su­ré la lé­gi­ti­ma­tion de l’ab­so­lu­tisme d’État. Néan­moins, il est aus­si un pen­seur pro­to-li­bé­ral, parce qu’il est le pre­mier à dis­so­cier la lé­gi­ti­mi­té po­li­tique de la vé­ri­té. En ef­fet, à son époque, il avait pu consta­ter com­ment les re­li­gions, qui pré­tendent dé­te­nir la vé­ri­té ab­so­lue, en­gendrent très vite de san­glantes guerres confes­sion­nelles. Il en tire la conclu­sion que, sous le ré­gime ab­so­lu­tiste, il faut li­mi­ter les dogmes de la re­li­gion d’État à des croyances à pro­pos des­quelles existe un consen­sus mi­ni­mal. « That Je­sus is the Christ », voi­là le plus grand com­mun dé­no­mi­na­teur re­li­gieux qu’au­cun chré­tien ne pou­vait nier, quelle que fût sa confes­sion. La for­mule hob­bes­sienne « auc­to­ri­tas, non ve­ri­tas, fa­cit le­gem » ré­sume ce dé­ci­sion­nisme po­li­tique vi­sant la re­li­gion. Le com­bat que se livrent les théo­lo­giens et les fa­na­tiques re­li­gieux est en prin­cipe in­fi­ni et peut éven­tuel­le­ment trou­ver une so­lu­tion par une dé­faite to­tale d’une des par­ties, mais ja­mais par l’ar­gu­men­ta­tion. Il s’en­suit que la dé­ci­sion concer­nant les droits et les de­voirs des ci­toyens ne peut plus être ba­sée sur des vé­ri­tés re­li­gieuses (parce que celles-ci sont pré­ci­sé­ment l’en­jeu constant du com­bat), mais seule­ment sur l’au­to­ri­té : « auc­to­ri­tas, non ve­ri­tas, fa­cit le­gem ». Du point de vue ju­ri­dique, le pro­ces­sus de sé­cu­la­ri­sa­tion re­pré­sente la dis­so­cia­tion to­tale et dé­fi­ni­tive des droits ci­viques et de la vé­ri­té re­li­gieuse, quelle qu’elle soit.

La struc­ture de la dé­mo­cra­tie par­le­men­taire se ca­rac­té­rise elle aus­si par un tel noyau dé­ci­sion­niste non-ré­duc­tible. En ef­fet, il est es­sen­tiel pour le fonc­tion­ne­ment nor­mal de nos ins­ti­tu­tions que la force contrai­gnante de la loi n’y re­pose pas sur un fon­de­ment ul­time, mais ré­sulte d’une dé­marche pro­cé­du­rale cor­recte (les al­le­mands parlent de « Ver­fah­rens­le­gi­ti­mität ». Ce qui a force de loi, en fin de compte, dans une dé­mo­cra­tie par­le­men­taire ne re­pose pas sur des rai­sons uni­ver­sel­le­ment ac­cep­tées (même si le cas de fi­gure d’un consen­sus gé­né­ral n’est pas ex­clu), mais sur une dé­ci­sion ma­jo­ri­taire. L’es­sence de notre li­ber­té ci­vile ré­side pré­ci­sé­ment dans le fait que notre obéis­sance à la loi n’est pas au­to­ma­ti­que­ment iden­tique à la re­con­nais­sance de la sa­gesse du lé­gis­la­teur. Elle nous per­met, au contraire, de nous op­po­ser pu­bli­que­ment et par tous les moyens lé­gaux à toute po­li­tique consi­dé­rée comme im­mo­rale, stu­pide, dan­ge­reuse ou in­ef­fi­cace. En d’autres termes, exer­cer le pou­voir dans la dé­mo­cra­tie ne veut pas dire avoir raison.

Jean-Marc Pi­ret, Uni­ver­si­té Erasme, Rot­ter­dam, dans Han­nah Arendt et la mo­der­ni­té, 1992

Tho­mas Hobbes (1588-1679)
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