Em­ma­nuel Lé­vi­nas. L’autre est ce que moi je ne suis pas

Si la re­la­tion avec l’autre com­porte plus que des re­la­tions avec le mys­tère, c’est qu’on a abor­dé l’autre dans la vie cou­rante où sa so­li­tude et son al­té­ri­té fon­cière sont dé­jà voi­lées par la dé­cence. L’un est pour l’autre ce que l’autre est pour lui ; il n’y a pas pour le su­jet de place ex­cep­tion­nelle. L’autre est connu par la sym­pa­thie, comme un autre moi-même, comme l’al­ter ego. (…) Mais dé­jà, au sein de la re­la­tion avec l’autre qui ca­rac­té­rise notre vie so­ciale, l’al­té­ri­té ap­pa­raît comme re­la­tion non ré­ci­proque, c’est-à-dire comme tran­chant sur la contem­po­ra­néi­té. Au­trui en tant qu’autre n’est pas seule­ment un al­ter ego ; il est ce que moi je ne suis pas. Il l’est non pas en rai­son de son ca­rac­tère, ou de sa phy­sio­no­mie, ou de sa psy­cho­lo­gie, mais en rai­son de son al­té­ri­té même. Il est, par exemple, le faible, le pauvre, « la veuve et l«orphelin », alors que moi je suis le riche ou le puis­sant. On peut dire que l’es­pace in­ter­sub­jec­tif n’est pas sy­mé­trique. L’ex­té­rio­ri­té de l’autre n’est pas sim­ple­ment due à l’es­pace qui sé­pare ce qui par le concept de­meure iden­tique, ni à une dif­fé­rence quel­conque se­lon le concept qui se ma­ni­fes­te­rait par l’ex­té­rio­ri­té spa­tiale. La re­la­tion de l’al­té­ri­té n’est ni spa­tiale ni concep­tuelle […] Entre la cha­ri­té et la jus­tice, la dif­fé­rence es­sen­tielle ne tient-elle pas à la pré­fé­rence de la cha­ri­té pour l’autre, alors même qu’au point de vue de la jus­tice, au­cune pré­fé­rence n’est plus possible ?

Em­ma­nuel Lé­vi­nas (1906-1995). Le temps et l’autre
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