Em­ma­nuel Lé­vi­nas, La res­pon­sa­bi­li­té pour autrui


C’est en termes éthiques que je dé­cris la sub­jec­ti­vi­té. L’é­thique, ici, ne vient pas en sup­plé­ment à une base exis­ten­tielle préa­lable ; c’est dans l’é­thique en­ten­due comme res­pon­sa­bi­li­té que se noue le nœud même du sub­jec­tif. J’en­tends la res­pon­sa­bi­li­té comme res­pon­sa­bi­li­té pour au­trui, donc comme res­pon­sa­bi­li­té pour ce qui n’est pas mon fait, ou même ne me re­garde pas ; ou qui pré­ci­sé­ment me re­garde, est abor­dé par moi comme vi­sage. Il est alors né­ces­saire de dé­crire po­si­ti­ve­ment le vi­sage et non pas seule­ment né­ga­ti­ve­ment. Vous vous sou­ve­nez de ce que nous di­sions : l’a­bord du vi­sage n’est pas de l’ordre de la per­cep­tion pure et simple, de l’in­ten­tion­na­li­té qui va vers l’a­dé­qua­tion. Po­si­ti­ve­ment, nous di­rons que dès lors qu’au­trui me re­garde, j’en suis res­pon­sable, sans même avoir à prendre de res­pon­sa­bi­li­tés à son égard ; sa res­pon­sa­bi­li­té m’in­combe. C’est une res­pon­sa­bi­li­té qui va au-de­là de ce que je fais. D’­ha­bi­tude, on est res­pon­sable de ce qu’on fait soi-même. Je dis, dans Au­tre­ment qu’être, que la res­pon­sa­bi­li­té est ini­tia­le­ment un pour au­trui. Ce­la veut dire que je suis res­pon­sable de sa res­pon­sa­bi­li­té même.

La res­pon­sa­bi­li­té en ef­fet n’est pas un simple at­tri­but de la sub­jec­ti­vi­té, comme si celle-ci exis­tait dé­jà en elle-même, avant la re­la­tion éthique. La sub­jec­ti­vi­té n’est pas un pour soi ; elle est, en­core une fois, ini­tia­le­ment pour un autre. La proxi­mi­té d’au­trui est pré­sen­tée dans le livre comme le fait qu’au­trui n’est pas sim­ple­ment proche de moi dans l’es­pace, ou proche comme un pa­rent, mais s’ap­proche es­sen­tiel­le­ment de moi en tant que je me sens - en tant que je suis - res­pon­sable de lui. C’est une struc­ture qui ne res­semble nul­le­ment à la re­la­tion in­ten­tion­nelle qui nous rat­tache, dans la connais­sance, à l’ob­jet - de quelque ob­jet qu’il s’a­gisse, fût-ce un ob­jet hu­main. La proxi­mi­té ne re­vient pas à cette in­ten­tion­na­li­té ; en par­ti­cu­lier, elle ne re­vient pas au fait qu’au­trui me soit connu.

Le lien avec au­trui ne se noue que comme res­pon­sa­bi­li­té, que celle-ci, d’ailleurs, soit ac­cep­tée ou re­fu­sée, que l’on sache ou non com­ment l’as­su­mer, que l’on puisse ou non faire quelque chose de concret pour au­trui. Dire : me voi­ci. Faire quelque chose pour un autre. Don­ner. Être es­prit hu­main, c’est cela.L’incarnation de la sub­jec­ti­vi­té hu­maine ga­ran­tit sa spi­ri­tua­li­té . Dia­co­nie avant tout dia­logue : j’a­na­lyse la re­la­tion in­ter-hu­maine comme si, dans la proxi­mi­té avec au­trui - par de­là l’i­mage que je me fais de l’autre homme - son vi­sage, l’ex­pres­sif en au­trui (et tout le corps hu­main, en ce sens, plus ou moins vi­sage), était ce qui m’or­donne de le ser­vir. J’emploie cette for­mule ex­trême. Le vi­sage me de­mande et m’or­donne. Sa si­gni­fi­ca­tion est un ordre si­gni­fié. Je pré­cise que si le vi­sage si­gni­fie un ordre à mon égard, ce n’est pas de la ma­nière dont un signe quel­conque si­gni­fie son si­gni­fié ; cet ordre est la si­gni­fiance même du visage.

Em­ma­nuel Lé­vi­nas (1906-1995), Éthique et in­fi­ni
Bio­gra­phie