Sé­nèque. La vie est-elle vrai­ment courte ?

Lu­cas Vors­ter­man (1595-1675)
Por­trait de Sé­nèque (~1638)
d’a­près Pierre Paul Ru­bens, BnF Paris 

I
1. La plu­part des mor­tels se plaignent de l’in­juste ri­gueur de la na­ture, de ce que nous nais­sons pour une vie si courte, de ce que la me­sure de temps qui nous est don­née fuit avec tant de vi­tesse, ta­rit de ra­pi­di­té, qu’à l’ex­cep­tion d’un très-pe­tit nombre, la vie dé­laisse le reste des hommes, au mo­ment où ils s’ap­prê­taient à vivre. Cette dis­grâce com­mune, à ce qu’on pense, n’a point fait gé­mir la foule seule­ment et le vul­gaire in­sen­sé : même à d’illustres per­son­nages ce sen­ti­ment a ar­ra­ché des plaintes.

3. Nous n’a­vons pas trop peu de temps, mais nous en per­dons beau­coup. La vie est as­sez longue ; elle suf­fi­rait, et au de­là, à l’ac­com­plis­se­ment des plus grandes en­tre­prises, si tous les mo­ments en étaient bien em­ployés. Mais quand elle s’est écou­lée dans les plai­sirs et dans l’in­do­lence, sans que rien d’u­tile en ait mar­qué l’emploi, le der­nier, l’i­né­vi­table mo­ment vient en­fin nous pres­ser : et cette vie que nous n’a­vions pas vue mar­cher, nous sen­tons qu’elle est passée.

4. Voi­là la vé­ri­té : nous n’a­vons point re­çu une vie courte, c’est nous qui l’a­vons ren­due telle : nous ne sommes pas in­di­gents, mais pro­digues. D’im­menses, de royales ri­chesses, échues à un maître vi­cieux, sont dis­si­pées en un ins­tant, tan­dis qu’une for­tune mo­dique, confiée à un gar­dien éco­nome s’ac­croît par l’u­sage qu’il en fait : ain­si notre vie a beau­coup d’é­ten­due pour qui sait en dis­po­ser sagement.

II
1. Pour­quoi ces plaintes contre la na­ture ? elle s’est mon­trée si bien­veillante ! pour qui sait l’employer, la vie est as­sez longue. Mais l’un est do­mi­né par une in­sa­tiable ava­rice ; l’autre s’ap­plique la­bo­rieu­se­ment à des tra­vaux fri­voles ; un autre se plonge dans le vin ; un autre s’en­dort dans l’i­ner­tie ; un autre nour­rit une am­bi­tion tou­jours sou­mise aux ju­ge­ments d’au­trui ; un autre té­mé­rai­re­ment pas­sion­né pour le né­goce est pous­sé par l’es­poir du gain sur toutes les terres, par toutes les mers ; quelques-uns, tour­men­tés de l’ar­deur des com­bats, ne sont ja­mais sans être oc­cu­pés ou du soin de mettre les autres en pé­ril ou de la crainte d’y tom­ber eux-mêmes. On en voit qui, dé­voués à d’illustres in­grats, se consument dans une ser­vi­tude volontaire.

2. Plu­sieurs convoitent la for­tune d’au­trui ou mau­dissent leur des­ti­née ; la plu­part des hommes, n’ayant point de but cer­tain, cé­dant à une lé­gè­re­té vague, in­cons­tante, im­por­tune à elle−même, sont bal­lot­tés sans cesse en de nou­veaux des­seins ; quelques−uns ne trouvent rien qui les at­tire ni qui leur plaise : et la mort les sur­prend dans leur lan­gueur et leur in­cer­ti­tude. Aus­si cette sen­tence sor­tie comme un oracle de la bouche d’un grand poète me pa­rait-elle in­con­tes­table : Nous ne vi­vons que la moindre par­tie du temps de notre vie ; car tout le reste de sa du­rée n’est point de la vie, mais du temps.

Sé­nèque (4-65), De la briè­ve­té de la vie, I, 1, 3 et 4 ; II, 1-2
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