Saint Au­gus­tin. Au ciel, que ferons-nous ?

Phi­lippe de Cham­paigne (1602-1674)
Saint Au­gus­tin, dé­tail (1645-1650)
Mu­sée d’Art du Com­té de Los Angeles 

Le pays où nous sommes est le pays des morts. Le pays des morts passe, vient le pays des vi­vants. Dans le pays des morts, il y a tra­vail, dou­leur, crainte, épreuves, ten­ta­tions, gé­mis­se­ments, sou­pirs. Mais quand notre gé­mis­se­ment au­ra pris fin, tous en une seule voix, en un seul peuple, en une seule pa­trie, nous se­rons conso­lés, mê­lés par mil­liers de mil­liers à la danse des anges, aux chœurs des Puis­sances cé­lestes, dans l’unique ci­té des vivants.

Dans cette ci­té, qui gé­mit, qui souffre, qui tra­vaille, qui manque de quelque chose, qui meurt ? Qui fait œuvre de mi­sé­ri­corde, qui donne du pain à l’affamé, là où tous sont ras­sa­siés du pain de la jus­tice ? Là, per­sonne ne te dit : « Ac­cueille l’étranger » car nul n’est étran­ger là où tous vivent dans leur pa­trie. Per­sonne ne te dit : « Mets d’accord tes amis qui se dis­putent », car tous se ré­jouissent du vi­sage de Dieu dans une paix conti­nuelle. Per­sonne ne te dit : « Vi­site les ma­lades », car la san­té et l’immortalité sont in­al­té­rables. Per­sonne ne te dit : « En­terre les morts », car tous vi­vront d’une vie éter­nelle. Les œuvres de mi­sé­ri­corde ont ces­sé, car il n’y a plus de misères.

Mais alors, que fe­rons-nous ? Peut-être dor­mi­rons-nous ? Si nous lut­tons ac­tuel­le­ment pour ne pas dor­mir, bien que nous por­tions cette chair, de­meure du som­meil, et veillons à la lu­mière de ces flam­beaux, si la fête que nous cé­lé­brons tient notre âme en éveil, à bien plus forte rai­son se­rons-nous éveillés en ce jour-là. Nous veille­rons donc, nous ne dor­mi­rons pas.

Mais alors, que fe­rons-nous ? Il n’y au­ra plus d’œuvres de mi­sé­ri­corde, car il n’y au­ra plus de mi­sère. Peut-être se­rons-nous oc­cu­pés à ces tra­vaux né­ces­saires ici-bas : la­bou­rer, se­mer, faire la cui­sine, moudre, tis­ser ? Non, rien de tout ce­la, car ce ne se­ra pas né­ces­saire. Mais alors, que fe­rons-nous ? Quelle se­ra notre oc­cu­pa­tion ? Fau­dra-t-il ne rien faire parce que c’est le temps du re­pos ? Nous se­rons donc as­sis, im­mo­biles, sans rien faire ?

Si notre amour se re­froi­dit, alors notre ac­ti­vi­té aus­si se re­froi­di­ra. Com­ment donc notre amour au re­pos sur le vi­sage d’un Dieu que main­te­nant nous dé­si­rons, après qui nous sou­pi­rons, ne s’enflammerait-il pas, quand nous se­rons par­ve­nus jusqu’à lui ? Quand nous se­rons par­ve­nus à Ce­lui après qui nous sou­pi­rons ain­si sans le voir en­core, com­ment ne nous illu­mi­ne­ra-t-il pas ? Com­ment ne nous chan­ge­ra-t-il pas ? Que ne fe­ra-t-il pas de nous ?

Que fe­rons-nous donc ? Le psaume nous le dit : « Heu­reux les ha­bi­tants de ta mai­son. » Pour­quoi ? « Ils te loue­ront dans les siècles des siècles. » Voi­là ce que nous fe­rons : louer Dieu. Tu l’aimes et tu le loues. Tu ces­se­rais de le louer si tu ces­sais de l’aimer. Mais tu ne ces­se­ras pas de l’aimer, car tu le ver­ras tel qu’Il est, Lui qui ne te cau­se­ra au­cune las­si­tude. Il te ras­sa­sie­ra sans te ras­sa­sier. Ce que je dis là t’étonne ? Si je te di­sais qu’Il te ras­sa­sie­ra, je crains que tu ne veuilles t’en al­ler, re­pu, comme on sort d’un dî­ner, d’un sou­per. Te di­rais-je donc qu’il ne te ras­sa­sie­ra pas ? Je crains au contraire, si je te di­sais qu’Il ne te ras­sa­sie­ra pas, que tu te voies man­quer de quelque chose, comme à jeun, ayant en toi un vide à rem­plir. Que dire donc, si­non ce que l’on ne peut dire, ce que l’on ne peut pen­ser : Il te ras­sa­sie­ra et Il ne te ras­sa­sie­ra pas, puisque je trouve ces deux af­fir­ma­tions dans l’Écriture. Car alors qu’il est dit : « Bien­heu­reux ceux qui ont faim, car ils se­ront ras­sa­siés », d’un autre cô­té il est écrit de la Sa­gesse : « Ceux qui te mangent au­ront en­core faim, ceux qui te boivent au­ront en­core soif. »

Saint Au­gus­tin (354-430), En­na­ra­tio sur le Psaume 85, n° 24
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