Hans Urs von Bal­tha­sar. Amour et renoncement

L’esclave se trouve sous la loi, mais l’enfant de Dieu est libre. Il est libre de par­ler au Père se­lon son cœur. Il peut se faire don­ner des conseils, se rat­ta­cher à l’expérience de priants plus libres. Mais en tout ce­la, il est lui-même libre. Il a l’Esprit de Dieu dans son cœur, et l’Esprit prie en lui. L’Esprit lui at­teste l’amour du Père, dans le Fils : l’Esprit est lui-même l’amour de Dieu ré­pan­du en lui.

Cet Es­prit est la li­ber­té. Et dans le Chré­tien, rien ne doit re­cou­vrir, me­na­cer, af­fai­blir cette conscience de la li­ber­té chré­tienne. La pa­role de Dieu de­vant la­quelle il s’agenouille, est la pa­role de Dieu qui lui est adres­sée. Il est ap­pe­lé et in­vi­té à mon­ter, et la pa­role lui ap­par­tient, il peut l’entourer de ses deux bras et la pres­ser contre lui ; il sent alors comme le cœur de Dieu y bat mys­té­rieu­se­ment. Au­cune règle étran­gère, im­po­sée par l’extérieur, ne vien­dra gê­ner son en­tre­tien avec son Bien-Ai­mé. Seule­ment il est sou­vent em­bar­ras­sé, comme quelqu’un à qui le gros lot est échu d’une ma­nière in­es­pé­rée, et qui ne sait qu’en faire. Et c’est pour­quoi il in­ter­roge les uns et les autres. Il ques­tionne ceux qui sû­re­ment ont mieux com­pris que lui. Il fait comme une fian­cée qui, avant ses noces, écoute les femmes plus âgées ou sa propre mère. Mais bien­tôt après, elle se trouve seule, et alors elle pense moins aux bons conseils re­çus qu’à ce que son propre cœur lui dit de l’amour du fiancé.

Les conseils que l’on peut don­ner à ce­lui qui est sur la voie de la contem­pla­tion sont nom­breux, et pour­tant ils peuvent te­nir dans une co­quille de noix ! À les mieux re­gar­der, ce ne sont, au fond, que les conseils que l’on donne à ce­lui qui aime. Rien n’est aus­si libre que l’amour ; et en de­hors de l’amour, il n’y a pas de li­ber­té. Ce­lui qui com­mence à ai­mer fait l’expérience d’une éclo­sion et d’une sor­tie du cercle de son moi. Il doit seule­ment veiller, en de­ve­nant libre, à ne pas tom­ber dans un nou­vel es­cla­vage. Il peut, par exemple, dans l’amour, se re­cher­cher in­cons­ciem­ment lui-même de nou­veau. Il peut re­cher­cher son propre plai­sir, le par­te­naire de­ve­nant alors un moyen en vue d’une fin, ou re­cher­cher son propre avan­tage en s’appropriant les ri­chesses spi­ri­tuelles et ma­té­rielles du par­te­naire. Et ce­la dure jusqu’au jour où l’on re­marque que l’amour s’est éva­noui, parce qu’on s’est dé­jà re­cher­ché soi-même en cachette.

C’est ain­si que les si­gnaux d’avertissement, simples et pour­tant sans cesse mé­con­nus, sont éri­gés sur les voies de l’amour. L’amour rend libre lorsqu’il est dés­in­té­res­sé ; et il l’est lorsqu’il est ca­pable de re­non­cer même à la jouis­sance, aux avan­tages, à l’absence de liens. Et comme au­cun amour ter­restre n’est par­fait dès l’origine, tout amour ter­restre doit pas­ser par cette pu­ri­fi­ca­tion. Il faut qu’arrivent les ins­tants, les pé­riodes où l’amour est mis à l’épreuve par le re­non­ce­ment. Alors on dis­tingue si l’enthousiasme de la pre­mière ren­contre était du vé­ri­table amour. Alors le pre­mier amour naïf, s’il était vrai­ment pré­sent, est pu­ri­fié et ap­pro­fon­di au feu du renoncement.

Hans Urs von Bal­tha­sar (1905-1988), Prière contem­pla­tive
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