▷ Paul Ri­coeur. « Heu­reux ceux qui …»

Fra An­ge­li­co (1400-1455)
Le ser­mon de la mon­tagne, dé­tail (1438)
Mu­seo di San Mar­co, cel­lule 32, Florence 

J’aime beau­coup le mot bon­heur. Long­temps, j’ai pen­sé que c’était soit trop fa­cile, soit trop dif­fi­cile de par­ler du bon­heur. Et j’ai dé­pas­sé cette pu­deur. Ou plu­tôt je l’approfondis, cette pu­deur, en face du mot bon­heur. Je le prends dans toute la va­rié­té de ses si­gni­fi­ca­tions, y com­pris celle des Béa­ti­tudes. Je di­rais que la for­mule du bon­heur c’est : « Heu­reux ce­lui qui…»

Alors, le bon­heur, je le sa­lue comme jus­te­ment une « re-connais­sance », dans les trois sens du mot : je le re­con­nais comme étant mien, je l’approuve chez au­trui, et j’ai de la gra­ti­tude pour ce que j’en ai connu, ces pe­tits bon­heurs, par­mi les­quels ceux de la mé­moire, pour me gué­rir des grands mal­heurs de l’oubli.

Et c’est là que je fonc­tionne à la fois comme phi­lo­sophe, nour­ri des Grecs, et lec­teur de la Bible et de l’Évangile, où on peut suivre le par­cours du mot bon­heur, mais dans les deux re­gistres. Parce que le meilleur de la phi­lo­so­phie grecque est une ré­flexion sur le bon­heur, le mot grec eu­dei­mon - on a par­lé de l’eudémonisme phi­lo­so­phique, chez Pla­ton, chez Aris­tote -, et je m’y re­trouve très bien avec la Bible. Je pense tout d’un coup au dé­but du Psaume 4 : « Ah ! Qui nous en­sei­gne­ra le bon­heur ?» C’est une ques­tion un peu rhé­to­rique, mais qui a sa ré­ponse dans les Béatitudes.

Et les Béa­ti­tudes, c’est l’horizon de bon­heur d’une vie sous le signe de la bien­veillance, parce que le bon­heur, ce n’est pas sim­ple­ment ce que je n’ai pas, ce que j’espère avoir, mais aus­si ce que j’ai goûté.

Paul Ri­coeur (1913-2005)
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