
Le sacrifice d’Abraham, XIIIe s.
Vitrail de la Passion
Cathédrale de Chartres
Marie-Noëlle Thabut, bibliste
Pourquoi parlons-nous du sacrifice de la Messe ? L’auteur de la Lettre aux Hébreux, lui-même, nous dit : « Quand le pardon est accordé, on n’offre plus de sacrifice pour le péché. » En fait, nous avons gardé le mot « sacrifice » mais, avec Jésus-Christ, son sens a complètement changé : pour lui, « sacrifier » (« sacrum facere », accomplir un acte sacré) ne signifie pas tuer un ou mille animaux, mais vivre dans l’amour et faire vivre ses frères. Le prophète Osée le disait déjà (au VIIIe siècle av. J.-C.) de la part de Dieu : « C’est l’amour que je veux et non les sacrifices, la connaissance de Dieu et non les holocaustes. »
Et ce qui nous fait vivre, c’est le don du Christ, ce que nous appelons son sacrifice ; mais il ne faut pas nous méprendre sur le sens du mot « sacrifice ». Tout au long de l’histoire biblique, on a assisté à une transformation, une véritable conversion de la notion de sacrifice ; on peut déceler plusieurs étapes dans cette pédagogie qui a pris des siècles.
Au début de l’histoire biblique, le peuple hébreu pratiquait, comme beaucoup d’autres peuples, des sacrifices sanglants, d’humains et d’animaux. Spontanément, pour s’approcher de Dieu, pour entrer en communion avec Lui (c’est le sens du mot « sacrifier » - « sacrum facere » - faire du sacré), on croyait devoir tuer. Au fond pour entrer dans le monde du Dieu de la vie, on lui rendait ce qui lui appartient, la vie, donc on tuait.
La première étape de la pédagogie biblique a été l’interdiction formelle des sacrifices humains ; et ce dès la première rencontre entre Dieu et le peuple qu’il s’est choisi ; puisque c’est à Abraham que cette interdiction a été faite : « Ne lève pas la main sur l’enfant. » (Gn 22) Et depuis Abraham, cette interdiction ne s’est jamais démentie ; chaque fois qu’il l’a fallu, les prophètes l’ont rappelée en disant que les sacrifices humains sont une abomination aux yeux de Dieu. Et déjà, dès le temps d’Abraham, la Bible ouvre des horizons nouveaux (avec le sacrifice de Melchisédek) en présentant comme un modèle de sacrifice au Dieu très-haut une simple offrande de pain et de vin (Gn 14).
On a pourtant continué quand même à pratiquer des sacrifices sanglants pendant encore des siècles. Dieu use de patience envers nous ; comme dit Pierre, « Pour lui, mille ans sont comme un jour ».
La deuxième étape, c’est Moïse qui l’a fait franchir à son peuple : il a gardé les rites ancestraux, les sacrifices d’animaux, mais il leur a donné un sens nouveau. Désormais, ce qui comptait, c’était l’alliance avec le Dieu libérateur.
Puis est venue toute la pédagogie des prophètes : pour eux, l’important, bien plus que l’offrande elle-même, c’est le cœur de celui qui offre, un cœur qui aime. Et ils n’ont pas de mots trop sévères pour ceux qui maltraitent leurs frères et se présentent devant Dieu, les mains chargées d’offrandes. « Vos mains sont pleines de sang » dit Isaïe (sous-entendu : « Le sang des animaux sacrifiés ne cache pas aux yeux de Dieu le sang de vos frères maltraités. ») (Is 1, 15) Et Osée a cette phrase superbe que Jésus lui-même a rappelée : « C’est la miséricorde que je veux et non les sacrifices. » (Os 6, 6) Michée résume magnifiquement cette leçon : « On t’a fait savoir, ô homme, ce qui est bien, ce que ton Dieu réclame de toi. Rien d’autre que de respecter le droit et la justice et de marcher humblement avec ton Dieu. » (Mi 6, 8)
L’étape finale de cette pédagogie, ce sont les fameux chants du Serviteur du deuxième Isaïe : à travers ces quatre textes, on découvre ce qu’est le véritable sacrifice que Dieu attend de nous ; sacrifier, (faire du sacré) entrer en communion avec le Dieu de la vie, ce n’est pas tuer ; c’est vivre, et faire vivre nos frères en devenant serviteurs.
Le Nouveau Testament présente souvent Jésus comme ce Serviteur annoncé par Isaïe ; sa vie est tout entière donnée depuis son entrée dans le monde, comme dit la lettre aux Hébreux ; sa vie tout entière est le sacrifice parfait tel que la Bible a essayé de l’inculquer à l’humanité. « Le pain que je donnerai, c’est ma chair donnée pour que le monde ait la vie. » Et désormais, dans la vie donnée du Christ, nous accueillons la vie même de Dieu : « De même que le Père qui est vivant m’a envoyé, et que moi je vis par le Père, de même aussi celui qui me mangera vivra par moi. »
La dernière conversion qui nous reste à faire, c’est de ne plus chercher à « faire » du sacré, mais à accueillir la Vie que Dieu nous donne.
> Marie-Noëlle Thabut, La Bible a changé ma vision de Dieu