▷ Ma­rie-Noëlle Tha­but. Les sa­cri­fices dans la Bible

Le sa­cri­fice d’A­bra­ham, XIIIe s.
Vi­trail de la Pas­sion
Ca­thé­drale de Chartres 

Ma­rie-Noëlle Tha­but, bibliste

Pour­quoi par­lons-nous du sa­cri­fice de la Messe ? L’au­teur de la Lettre aux Hé­breux, lui-même, nous dit : « Quand le par­don est ac­cor­dé, on n’offre plus de sa­cri­fice pour le pé­ché. » En fait, nous avons gar­dé le mot « sa­cri­fice » mais, avec Jé­sus-Christ, son sens a com­plè­te­ment chan­gé : pour lui, « sa­cri­fier » (« sa­crum fa­cere », ac­com­plir un acte sa­cré) ne si­gni­fie pas tuer un ou mille ani­maux, mais vivre dans l’a­mour et faire vivre ses frères. Le pro­phète Osée le di­sait dé­jà (au VIIIe siècle av. J.-C.) de la part de Dieu : « C’est l’a­mour que je veux et non les sa­cri­fices, la connais­sance de Dieu et non les holocaustes. »

Et ce qui nous fait vivre, c’est le don du Christ, ce que nous ap­pe­lons son sa­cri­fice ; mais il ne faut pas nous mé­prendre sur le sens du mot « sa­cri­fice ». Tout au long de l’­his­toire bi­blique, on a as­sis­té à une trans­for­ma­tion, une vé­ri­table conver­sion de la no­tion de sa­cri­fice ; on peut dé­ce­ler plu­sieurs étapes dans cette pé­da­go­gie qui a pris des siècles.

Au dé­but de l’­his­toire bi­blique, le peuple hé­breu pra­ti­quait, comme beau­coup d’autres peuples, des sa­cri­fices san­glants, d’­hu­mains et d’a­ni­maux. Spon­ta­né­ment, pour s’ap­pro­cher de Dieu, pour en­trer en com­mu­nion avec Lui (c’est le sens du mot « sa­cri­fier » - « sa­crum fa­cere » - faire du sa­cré), on croyait de­voir tuer. Au fond pour en­trer dans le monde du Dieu de la vie, on lui ren­dait ce qui lui ap­par­tient, la vie, donc on tuait.

La pre­mière étape de la pé­da­go­gie bi­blique a été l’in­ter­dic­tion for­melle des sa­cri­fices hu­mains ; et ce dès la pre­mière ren­contre entre Dieu et le peuple qu’il s’est choi­si ; puisque c’est à Abra­ham que cette in­ter­dic­tion a été faite : « Ne lève pas la main sur l’en­fant. » (Gn 22) Et de­puis Abra­ham, cette in­ter­dic­tion ne s’est ja­mais dé­men­tie ; chaque fois qu’il l’a fal­lu, les pro­phètes l’ont rap­pe­lée en di­sant que les sa­cri­fices hu­mains sont une abo­mi­na­tion aux yeux de Dieu. Et dé­jà, dès le temps d’A­bra­ham, la Bible ouvre des ho­ri­zons nou­veaux (avec le sa­cri­fice de Mel­chi­sé­dek) en pré­sen­tant comme un mo­dèle de sa­cri­fice au Dieu très-haut une simple of­frande de pain et de vin (Gn 14).

On a pour­tant conti­nué quand même à pra­ti­quer des sa­cri­fices san­glants pen­dant en­core des siècles. Dieu use de pa­tience en­vers nous ; comme dit Pierre, « Pour lui, mille ans sont comme un jour ».

La deuxième étape, c’est Moïse qui l’a fait fran­chir à son peuple : il a gar­dé les rites an­ces­traux, les sa­cri­fices d’a­ni­maux, mais il leur a don­né un sens nou­veau. Dé­sor­mais, ce qui comp­tait, c’é­tait l’al­liance avec le Dieu libérateur.

Puis est ve­nue toute la pé­da­go­gie des pro­phètes : pour eux, l’im­por­tant, bien plus que l’of­frande elle-même, c’est le cœur de ce­lui qui offre, un cœur qui aime. Et ils n’ont pas de mots trop sé­vères pour ceux qui mal­traitent leurs frères et se pré­sentent de­vant Dieu, les mains char­gées d’of­frandes. « Vos mains sont pleines de sang » dit Isaïe (sous-en­ten­du : « Le sang des ani­maux sa­cri­fiés ne cache pas aux yeux de Dieu le sang de vos frères mal­trai­tés. ») (Is 1, 15) Et Osée a cette phrase su­perbe que Jé­sus lui-même a rap­pe­lée : « C’est la mi­sé­ri­corde que je veux et non les sa­cri­fices. » (Os 6, 6) Mi­chée ré­sume ma­gni­fi­que­ment cette le­çon : « On t’a fait sa­voir, ô homme, ce qui est bien, ce que ton Dieu ré­clame de toi. Rien d’autre que de res­pec­ter le droit et la jus­tice et de mar­cher hum­ble­ment avec ton Dieu. » (Mi 6, 8)

L’é­tape fi­nale de cette pé­da­go­gie, ce sont les fa­meux chants du Ser­vi­teur du deuxième Isaïe : à tra­vers ces quatre textes, on dé­couvre ce qu’est le vé­ri­table sa­cri­fice que Dieu at­tend de nous ; sa­cri­fier, (faire du sa­cré) en­trer en com­mu­nion avec le Dieu de la vie, ce n’est pas tuer ; c’est vivre, et faire vivre nos frères en de­ve­nant serviteurs.

Le Nou­veau Tes­ta­ment pré­sente sou­vent Jé­sus comme ce Ser­vi­teur an­non­cé par Isaïe ; sa vie est tout en­tière don­née de­puis son en­trée dans le monde, comme dit la lettre aux Hé­breux ; sa vie tout en­tière est le sa­cri­fice par­fait tel que la Bible a es­sayé de l’in­cul­quer à l’­hu­ma­ni­té. « Le pain que je don­ne­rai, c’est ma chair don­née pour que le monde ait la vie. » Et dé­sor­mais, dans la vie don­née du Christ, nous ac­cueillons la vie même de Dieu : « De même que le Père qui est vi­vant m’a en­voyé, et que moi je vis par le Père, de même aus­si ce­lui qui me man­ge­ra vi­vra par moi. »

La der­nière conver­sion qui nous reste à faire, c’est de ne plus cher­cher à « faire » du sa­cré, mais à ac­cueillir la Vie que Dieu nous donne.

> Ma­rie-Noëlle Tha­but, La Bible a chan­gé ma vi­sion de Dieu