Mau­rice Zun­del. Le mi­racle de la musique


La mu­sique, comme son nom l’indique, c’est le ser­vice des muses. La mu­sique est donc un ser­vice de la di­vi­ni­té : elle par­ti­cipe au sa­cré et se si­tue dans un do­maine de sain­te­té. En­core faut-il bien la si­tuer. Que veut la mu­sique, si­non or­don­ner en nous les bat­te­ments de notre cœur, les pul­sa­tions de notre sang, les temps de la res­pi­ra­tion, afin que nous de­ve­nions nous-mêmes une har­mo­nie, que nous ac­qué­rions notre uni­té, que nous en­trions dans cet état de si­lence où l’on com­mence à écouter.

Le mi­racle de la mu­sique, c’est d’atteindre au fond de l’homme, et sans vio­ler sa clô­ture, sans ex­pri­mer ses se­crets, de le mettre en face de l’éternel en lui, de faire sur­gir au-de­dans de lui ce vi­sage qui ne cesse de l’attendre afin de l’introduire dans ce dia­logue où il y a quelqu’un, où l’on n’est plus seul, où l’on peut en­fin dé­ployer toutes ces puis­sances de connaître et d’aimer, où l’on peut en­fin se don­ner : ce qui est jus­te­ment l’œuvre royale, l’œuvre di­vine de la pen­sée, de l’esprit et du cœur.

Mais s’il y a dia­logue, si la mu­sique amorce en nous le dia­logue si­len­cieux où nous ren­con­trons la pré­sence in­fi­nie, où nous ren­con­trons la di­vine gé­né­ro­si­té qui sus­cite la nôtre, où nous ren­con­trons d’immenses es­paces où notre li­ber­té res­pire, si la mu­sique ac­com­plit ce mi­racle de nous in­tro­duire dans le dia­logue, elle sus­cite aus­si en nous un engagement.

S’il y a vrai­ment Quelqu’un, si nous ne sommes pas seuls, si à la source de toutes les mu­siques il y a la mu­sique éter­nelle, la mu­sique vi­vante, c’est que seul le si­lence peut écou­ter la mu­sique ! Si nous pou­vons, par notre bruit, tuer cette mu­sique, si elle s’évanouit dès que nos rythmes phy­sio­lo­giques perdent leur har­mo­nie, alors il faut pro­té­ger cette mu­sique, il faut la re­cueillir comme un tré­sor in­fi­ni ; il faut vi­brer à l’unisson avec elle, il faut en être l’expression vi­vante, il faut, tout en­tier, « de­ve­nir musique ».

Aus­si bien, au­cun chef-d’œuvre n’est-il ja­mais né en de­hors du si­lence. L’artiste, au mo­ment créa­teur, est tou­jours un être qui écoute, un être qui se livre, un être qui de­vient trans­pa­rent à la pré­sence in­fi­nie, et qui est ca­pable d’inscrire dans une œuvre cette di­men­sion in­fi­nie qui dé­passe toutes les li­mites de la ma­tière et qui, à tra­vers la ma­tière même, nous per­met de triom­pher de la ma­tière. Triom­pher, ce n’est pas as­sez dire ! L’artiste nous per­met de glo­ri­fier la ma­tière, de lui don­ner à elle-même le vi­sage de Dieu.

Si l’homme est l’homme, c’est parce qu’il porte tout ce­la en lui, toute la lu­mière, toute la puis­sance du Christ, toute cette joie de la mu­sique, toute cette gé­né­ro­si­té de l’amour. Et la mu­sique peut nous y ra­me­ner, en nous éta­blis­sant dans le si­lence qui écoute.

Oh ! Si tout le monde pou­vait écou­ter la mu­sique, si tout le monde pou­vait s’ouvrir au mes­sage de la vraie mu­sique, à celle qui jaillit de la contem­pla­tion, celle qui est le chant même du si­lence ! Alors tout se­rait chan­gé ! Il n’y au­rait plus de sé­pa­ra­tions, il n’y au­rait plus d’inimitiés parce que cha­cun ren­con­tre­rait l’autre dans le même sens, cha­cun se sen­ti­rait char­gé du même bien, res­pon­sable du même tré­sor. Cha­cun se sen­ti­rait char­gé de la vie même de Dieu en tous et pour tous, de ce Dieu qui est le bien com­mun de tous et le se­cret le plus per­son­nel de chacun.

Mau­rice Zun­del (1897-1975), Ton vi­sage, ta lu­mière
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