
La musique, comme son nom l’indique, c’est le service des muses. La musique est donc un service de la divinité : elle participe au sacré et se situe dans un domaine de sainteté. Encore faut-il bien la situer. Que veut la musique, sinon ordonner en nous les battements de notre cœur, les pulsations de notre sang, les temps de la respiration, afin que nous devenions nous-mêmes une harmonie, que nous acquérions notre unité, que nous entrions dans cet état de silence où l’on commence à écouter.
Le miracle de la musique, c’est d’atteindre au fond de l’homme, et sans violer sa clôture, sans exprimer ses secrets, de le mettre en face de l’éternel en lui, de faire surgir au-dedans de lui ce visage qui ne cesse de l’attendre afin de l’introduire dans ce dialogue où il y a quelqu’un, où l’on n’est plus seul, où l’on peut enfin déployer toutes ces puissances de connaître et d’aimer, où l’on peut enfin se donner : ce qui est justement l’œuvre royale, l’œuvre divine de la pensée, de l’esprit et du cœur.
Mais s’il y a dialogue, si la musique amorce en nous le dialogue silencieux où nous rencontrons la présence infinie, où nous rencontrons la divine générosité qui suscite la nôtre, où nous rencontrons d’immenses espaces où notre liberté respire, si la musique accomplit ce miracle de nous introduire dans le dialogue, elle suscite aussi en nous un engagement.
S’il y a vraiment Quelqu’un, si nous ne sommes pas seuls, si à la source de toutes les musiques il y a la musique éternelle, la musique vivante, c’est que seul le silence peut écouter la musique ! Si nous pouvons, par notre bruit, tuer cette musique, si elle s’évanouit dès que nos rythmes physiologiques perdent leur harmonie, alors il faut protéger cette musique, il faut la recueillir comme un trésor infini ; il faut vibrer à l’unisson avec elle, il faut en être l’expression vivante, il faut, tout entier, « devenir musique ».
Aussi bien, aucun chef-d’œuvre n’est-il jamais né en dehors du silence. L’artiste, au moment créateur, est toujours un être qui écoute, un être qui se livre, un être qui devient transparent à la présence infinie, et qui est capable d’inscrire dans une œuvre cette dimension infinie qui dépasse toutes les limites de la matière et qui, à travers la matière même, nous permet de triompher de la matière. Triompher, ce n’est pas assez dire ! L’artiste nous permet de glorifier la matière, de lui donner à elle-même le visage de Dieu.
Si l’homme est l’homme, c’est parce qu’il porte tout cela en lui, toute la lumière, toute la puissance du Christ, toute cette joie de la musique, toute cette générosité de l’amour. Et la musique peut nous y ramener, en nous établissant dans le silence qui écoute.
Oh ! Si tout le monde pouvait écouter la musique, si tout le monde pouvait s’ouvrir au message de la vraie musique, à celle qui jaillit de la contemplation, celle qui est le chant même du silence ! Alors tout serait changé ! Il n’y aurait plus de séparations, il n’y aurait plus d’inimitiés parce que chacun rencontrerait l’autre dans le même sens, chacun se sentirait chargé du même bien, responsable du même trésor. Chacun se sentirait chargé de la vie même de Dieu en tous et pour tous, de ce Dieu qui est le bien commun de tous et le secret le plus personnel de chacun.
Maurice Zundel (1897-1975), Ton visage, ta lumière
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