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Józef Maria Bocheński, professeur de philosophie et de logique à l’Université de Fribourg (de 1945 à 1972), spécialiste mondialement reconnu du marxisme et du monde soviétique, a écrit un ouvrage tout à fait accessible, plein d’humour aussi : Qu’est-ce que l’autorité ?
En préambule, autorité et obéissance
Que ce passe-t-il dans la tête de ceux qui critiquent systématiquement l’autorité en général ?
Je pense que la critique systématique est souvent facile, lorsqu’elle engage peu. Les réactions seront quasiment nulles ou sans effet. Les mêmes personnes sont plus silencieuses devant des combats et des critiques plus risqués, en politique ou dans le monde du travail par exemple, le travail concret qui nous fait vivre.
Je pense qu’il y a aussi un manque très grand de liberté. Nous ne craindrons aucunement l’autorité, si nous restons libres de nos choix et de leurs conséquences. L’autorité reconnue implique la compétence. L’obéissance acceptée exige un esprit critique et du courage. Il y aura peut-être des retombées difficiles. Il en va de la dignité de la personne.
A la fin de notre existence, que restera-t-il ? Certainement pas les nombreux coups de gueule qui auraient pu caractériser un comportement léger ou une attitude psychologique fragile, mais ce que nous sommes devenus, notre croissance personnelle (augere en latin, d’où auctoritas, autorité), parce que nous avons mis notre oreille à l’écoute (audire), devant (ob, d’où obéir) des paroles qui ont du sens pour la vie humaine.

Le fonctionnement de l’autorité
L’autorité est toujours une relation à trois termes : le porteur, le sujet et le domaine. Par exemple : le professeur d’anglais, l’élève, la littérature anglaise.
J. M. Bocheński fait remarquer que sept éléments doivent être réunis pour qu’une autorité s’exerce.
Dans toute communication, quatre moments se retrouvent nécessairement :
1. Le porteur veut communiquer quelque chose au sujet.
2. Le porteur communique effectivement avec assertion : c’est-à-dire qu’il est en mesure d’utiliser certains signes capables de porter ce qu’il veut communiquer.
3. Le sujet saisit les signes d’une manière purement matérielle : il entend des sons, voit des signes, etc.
4. Le sujet comprend les signes : il est capable de les déchiffrer.
Dans l’autorité, nous avons en plus :
5. Le sujet comprend que ce qui lui est communiqué l’est avec compétence.
6. Il comprend que les signes viennent du porteur d’autorité.
7. Le sujet reconnaît, accepte ce qui lui est communiqué.
Qu’est-ce que l’autorité ? p. 40

La démarche du logicien
L’auteur écrit dans la préface de son ouvrage Qu’est-ce que l’autorité ? :
«Il ne s’agit pas d’une monographie exhaustive sur l’autorité. Un tel ouvrage devrait contenir outre une logique, une psychologie, une sociologie et peut-être bien d’autres choses encore. Ce livre n’aborde son objet que du point de vue logique.
En tant qu’il est une logique, cet ouvrage ne traite que des aspects fondamentaux de l’autorité, de ses traits les plus généraux.
Celui qui cherche ici de profondes méditations métaphysiques ou existentielles sera donc déçu. » (p.28)
Charisme, disponibilité, persévérance, rectitude morale, honnêteté intellectuelle sont des éléments psychologiques importants dans l’exercice noble de l’autorité, principalement lorsqu’ils vont de pair avec la compétence, qui peut comprendre aussi des erreurs personnelles à corriger.
Le mot autorité est équivoque
Il y a l’autorité1, l’autorité relation, et l’autorité2, l’autorité-propriété.
Tel professeur a de l’autorité1 auprès des élèves parce qu’il a l’autorité2.
Un professeur peut avoir des compétences, et donc l’autorité2, sans nécessairement arriver à se faire comprendre et respecter dans la classe. Il lui manque l’autorité1.
Un professeur peut manquer de compétences, et donc manquer de l’autorité2, et se faire respecter (!) par l’autoritarisme (comportement qui n’admet pas la contradiction…[Petit Robert]) Vous en mesurez les odieuses dérives, dans l’éducation, en politique et même en Église. L’autoritarisme n’est pas l’autorité.

Une autorité pour soi-même ?
Personne n’est, dans aucun domaine, une autorité pour soi-même.
Il arrive trop souvent qu’une personne qui détient une certaine autorité dans un ou quelques domaines n’imagine pas que le sujet de cette autorité puisse devenir à son tour pour elle une autorité dans un autre domaine.
Je suis médecin, par exemple. Le patient que je reçois a un domaine au moins dans lequel il a autorité sur moi. Je ne suis pas omniscient, même si trop souvent, implicitement, je le crois…
Dans un domaine que je connais bien, mais jamais intégralement, j’ai aussi besoin de la collaboration d’autres porteurs d’autorité.
Qu’est-ce que l’autorité ? pp. 49-58

L’abus d’autorité
Mussolini ha sempre ragione : c’est le slogan fasciste, un mythe mensonger.
Nul homme n’est pour quelque autre homme une autorité dans tous les domaines.
L’abus du domaine de l’autorité est très fréquemment répandu. Le porteur d’une autorité en abuse lorsqu’il cherche à l’exercer sur un sujet ou dans un domaine, pour lequel, ou dans lequel sa compétence n’est pas fondée.
Le risque d’abus d’autorité est très grand lorsqu’une institution fait appel à des bénévoles, sans s’assurer ou sans donner un niveau de compétence ; lorsque des personnes, démocratiquement élues aussi, ont accès à des charges par goût du pouvoir, sans avoir le minimum de compétences requises.
Qu’est-ce que l’autorité ? pp. 49-58

Les espèces d’autorité
Les espèces d’autorité se différencient en fonction du domaine auquel je me réfère.
Le mathématicien exerce, par exemple, un certain type d’autorité parce qu’il s’occupe de sciences mathématiques.
Un officier exerce un autre type d’autorité, parce qu’il s’occupe d’opérations militaires.
Le domaine d’autorité est une classe de propositions ou une classe d’injonctions.
A. Proposition
Une proposition, une phrase, est toujours vraie ou fausse.
Elle peut avoir divers degrés de probabilité.
Elle se rapporte toujours à un état de chose.
B. Injonction
Une injonction – un ordre par exemple – n’est ni vraie ni fausse.
Elle peut être valable, juste, morale, utile, mais jamais vraie ou fausse. Dans l’injonction « Ferme la porte !», par exemple : demander si cette injonction est vraie ou fausse est un non-sens. Il se peut que cette injonction soit raisonnable ou déraisonnable, mais jamais vraie ou fausse.
Je ne peux pas parler de la probabilité d’une injonction, mais demander si c’est utile ou inutile.
Une injonction ne signifie jamais ce qui est, mais ce qui doit être.
Toute autorité est soit épistémique soit déontique.
Elle concerne le savoir (épistèmè en grec) ou l’injonction (deomai en grec : je dois).
Ces autorités ne s’excluent pas. Un bon officier, un excellent médecin-chef a des connaissances dans le domaine où il doit diriger, même s’il n’a pas toutes les connaissances de ce domaine. Sans connaissance, les choses tourneraient vite très mal.
Ces deux types d’autorité doivent être indépendants l’un de l’autre.
Un médecin peut avoir un meilleur diagnostic que son médecin-chef. L’autorité déontique de l’un n’enlève rien à l’autorité épistémique de l’autre.
Si les délégations d’autorité (on en reparlera sous peu) fonctionnent bien, il n’y a aucune raison que j’exerce, sans mandat, la direction médicale de tel hôpital si je n’en suis pas le médecin-chef, même si j’ai des compétences excellentes, voir supérieures, dans un domaine précis de la médecine.
L’autorité déontique dans un domaine et l’autorité épistémique dans le domaine correspondant ne coïncident pas nécessairement.
Voilà une distinction qui nous permettrait d’éviter ou de dénouer rapidement bien des conflits d’autorité si nous en étions davantage conscients.
Qu’est-ce que l’autorité ? pp. 59-65

S’engager sur la seule confiance ?
L’acceptation de l’autorité déontique, c’est-à-dire d’une injonction, d’un ordre, est toujours liée à la poursuite d’un but pratique.
Lorsque je refuse l’autorité déontique d’un porteur dans un domaine, c’est que je nie qu’il y ait un but qui ne peut être atteint que sous cette autorité, ou que l’exécution des ordres du porteur soit une condition nécessaire à la réalisation de ce but, ou les deux ensemble. L’acceptation de l’autorité déontique sans justification est à rejeter pour des raisons morales : l’ acceptation aveugle ; l’acceptation irraisonnée, c’est-à-dire celle où le sujet imagine un but où il croit nécessaire l’acceptation de l’autorité pour que ce but se réalise, mais cette acceptation demeure sans fondement.
Souvent le sujet admet que son obéissance est utile parce qu’il fait confiance au porteur. Un enfant, par exemple, reconnaît l’autorité (déontique) de sa mère parce qu’il croit que cela est bon pour lui.
Cette attitude est légitime lorsqu’il s’agit d’un enfant dans un milieu familial sain et équilibré, ou de petits groupes où l’on se connaît très bien. Mais le transfert de ce comportement sur de grands ensembles sociaux, en politique ou en religion par exemple, est extrêmement dangereux.
Qu’est-ce que l’autorité ? pp. 87-95

Déléguer et vérifier
Un responsable doit déléguer, particulièrement si le domaine de son action est grand ou s’il ne maîtrise pas tous les aspects des domaines complexes dans lesquels il doit agir.
Les choses se compliquent lorsque les conditions indispensables au fonctionnement de la délégation ne sont pas respectées :
1. Décider : le déléguant, un chef d’entreprise par exemple, doit prendre la décision d’appeler quelqu’un à la délégation.
2. Communiquer : cette décision doit être communiquée, ainsi que le domaine précis de cette délégation. C’est une nomination.
3. Contrôler : le fonctionnement de cette délégation doit être vérifié avec régularité par le déléguant. Pour diverses raisons, la délégation peut devenir une forme d’abdication ou une gabegie par culture de la confusion.
Joseph Bocheński (1902-1995), Qu’est-ce que l’autorité ? pp. 96-104
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